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Renaître à soi par la danse : un regard d’anthropologue

Henri Matisse, La danse Wikipedia

Billet publié en collaboration avec le blog de la revue Terrain. Dans le n°66 de la revue, le lecteur pouvait découvrir un article intitulé « Renaître à soi-même. Pratiques de danses rituelles en Occident contemporain », signé M. Houseman, M. Mazzella di Bosco et E. Thibault.


Peut-on (re)devenir soi-même en dansant ? C’est ce que proposent aujourd’hui de nombreuses pratiques de danses aux vertus miraculeuses, souvent qualifiées de « spirituelles », qui fleurissent dans les sociétés occidentales. La biodanza rénove l’organisme et rééduque affectivement, la danse sacrée en cercle « transforme et guérit », la Danse des 5 Rythmes se présente comme une « méditation », la danse médecine éveille à la sagesse et à « l’intelligence corporelle »…

Comment comprendre l’émergence de ces mouvements et les rouages de leur succès ? Qu’y recherchent au juste les pratiquants ? Et qu’est-ce que cela dit des individus contemporains ?

Les anthropologues ont souvent boudé ces pratiques, qu’ils regardent comme des assemblages éclectiques et peu authentiques. Ce n’est pas le cas de Michael Houseman, spécialiste de la théorie du rituel (il a consacré sa thèse à l’initiation chez les Béti du Cameroun), qui a choisi de les prendre au sérieux en les analysant comme des modes spécifiques de ritualisation, propres aux sociétés occidentales et à leur conception de l’individu.

Auteur avec M. Mazzella di Bosco et E. Thibault d’un article intitulé « Renaître à soi-même. Pratiques de danses rituelles en Occident contemporain » », paru dans le n°66 de la revue Terrain, il évoque les résultats de leurs recherches dans l’entretien vidéo ci-dessous avec Emmanuel de Vienne, rédacteur en chef de la revue.

L’individu renouvelé

Comment qualifier ces danses ? « Ces activités », précise l’article, « ne sont ni des thérapies, ni des apprentissages ésotériques, ni des cours de danse, ni des fêtes dansantes ».

Les danseurs ont des visées à la fois plus vagues et plus profondes. La danse produit ce que l’on pourrait appeler des « effets de renaissance », qui participent de leur construction personnelle. Elles sont en somme, explique Michael Houseman, une expression parmi d’autres de ce qui définit l’individu occidental contemporain : une volonté de se construire soi-même qui peut aller jusqu’à prendre la forme d’une quête spirituelle.

La biodanza, rituel des temps modernes ? Author provided

On retrouve la trace d’une telle quête de transformation dans des expressions très usuelles, mais néanmoins paradoxales, comme « renaître à soi-même » (ce qui implique un dédoublement), « se trouver » ou « se réinventer ». Ce leitmotiv se retrouve dans toute la panoplie des ritualités New Age et des nouvelles spiritualités, mais aussi dans des pratiques aussi courantes que le yoga ou le développement personnel.

L’intérêt d’une approche ethnographique est de comprendre les mécanismes précis qui organisent ces expériences jugées indispensables au bien-être et à la définition de soi d’un très grand nombre de nos contemporains.

Mécanismes de la renaissance

Comment fonctionne cette renaissance à soi-même par la danse recherchée par les pratiquants ?

En premier lieu, avant la danse, un temps de parole permet à chacun de partager avec le groupe la tonalité affective dans laquelle il se trouve, et avec laquelle il va danser. Ensuite, si les mots sont proscrits pour les participants au profit du seul langage du corps et du mouvement, les enseignants ou « facilitateurs » donnent des injonctions qui peuvent sembler obscures : « Invitez l’espace du cœur à venir danser. Invitez le ventre, […] invitez le bassin, les hanches. Et invitez toute la colonne vertébrale […] à se mettre en mouvement […] ; vraiment respirez dans cette colonne, invitez l’espace entre chaque vertèbre, mettez le souffle entre chaque vertèbre, et en même temps, restez connecté à votre bassin, à vos hanches, votre terre… ».

Il ne s’agit pas d’enseigner une chorégraphie, mais de guider l’attention des participants sur une partie du corps, ou sur une émotion, une qualité intérieure oubliée qui serait à révéler, un mode de perception jugé plus immédiat. Les enseignants convoquent ainsi une forme particulière de sensorialité : plutôt que de suivre des mouvements précis, il faut se ressentir ; plutôt que d’imiter les gestes des autres, il faut s’en inspirer.

Appuyée sur des musiques choisies (rythmes latino, indiens, etc.) et dans une atmosphère saturée d’encens, cette forme d’interaction génère une émotivité à fleur de peau et fait surgir, parfois, des moments de grâce entre danseurs, durant lesquels les mouvements deviennent fluides, évidents. Instants mémorables qu’ils recherchent activement.

Danse médecine énergétique.

Ces danses impliquent ainsi un processus assez paradoxal : alors que l’injonction principale est d’être « spontané » et « libre », tout est fait pour exacerber la sensibilité et l’attention à soi-même et au regard des autres. Les mouvements « créatifs » qui en émergent reproduisent d’ailleurs assez conventionnellement ce qu’on imagine être une danse « tribale » ou « primitive » : mouvements enfantins, saccadés et frénétiques comme ceux d’une transe, sautillements, etc.

Des rituels à part entière

Michael Houseman et ses collègues proposent d’analyser ces pratiques comme des rituels contemporains.

Le rituel est l’un des objets centraux de l’anthropologie, qui s’est longuement penchée sur les manières de définir l’action rituelle. Les rituels ont ainsi été interprétés du point de vue de leur fonction sociale (ils serviraient à régler une crise, marquer un passage, instaurer un statut) ou encore de leur sens (ils exprimeraient une vision du monde propre à une société).

Au-delà de ces interprétations, les théories contemporaines tendent à penser le rituel comme un contexte, dans lequel les relations prennent un sens différent de celui qu’elles ont dans la vie ordinaire.

En particulier, ils mettent en jeu des séquences d’actions prescrites qui sortent de l’ordinaire, et sont souvent opaques pour les participants eux-mêmes parce qu’elles renvoient à des relations contradictoires. Par exemple, au cours du célèbre rituel du Naven, chez les Iatmul, en Nouvelle-Guinée, qui marque certaines étapes importantes de la vie des jeunes gens, il arrive qu’un oncle maternel travesti en femme frotte ses fesses en public sur la jambe de son neveu, en violation complète des règles ordinaires. Ce geste d’un oncle connote en même temps la sexualité et l’enfantement, sur un mode grotesque. On conçoit que de telles actions produisent des émotions exacerbées (en l’occurrence la honte), « saillantes » et donc mémorables, précisément parce qu’elles ne sont pas facilement compréhensibles.

Une offre diversifiée. Author provided

Dans la ritualité New Age dont s’approchent les danses évoquées, ce ne sont pas tant les actions qui sont prescrites – on est libre de choisir celles qui « marchent » le mieux – que le fait de les accomplir « en éprouvant les dispositions exemplaires que [ces] actions sont censées exprimer », comme l’écrit Michael Houseman dans un article de 2016. C’est-à-dire que, « à la différence de ce qui se passe dans des pratiques cérémonielles plus classiques, les célébrants s’attachent moins à répéter ce que d’autres avant eux auraient fait qu’à devenir ce que d’autres avant eux auraient été : un chamane, un druide gallois, un aspect de Gaïa, une personne pleinement consciente d’elle-même, un soi intérieur qui ne connaît pas la peur, etc. » Comme dans les autres contextes rituels, l’objet de cette quête reste cependant vague et relativement impénétrable.

Les danses comme la biodanza représentent bien un contexte particulier, dans lequel les actions sont orientées vers ce rapport réflexif à soi. Cela est sensible dans les interactions entre participants : les auteurs montrent en effet qu’ils ne cherchent pas particulièrement à faire connaissance les uns avec les autres. Les interactions qui se nouent dans la danse sont d’abord une ressource pour la construction personnelle. Mais ces rapports ne sont pas non plus purement utilitaristes : ils permettent de développer des dispositions à la relation, à la connexion, à l’ouverture aux autres… qui seront exercées dans d’autres contextes et avec d’autres personnes.

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