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Diplo-focus : politiques étrangères

Retour sur Jérusalem

Sur les murs de la vieille ville de Jérusalem, le 14 mai 2018, jour de l'inauguration de la nouvelle ambassade des États-Unis. Ahmad Gharabali/AFP

La décision trumpienne de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël dépasse, bien entendu, la relation israélo-américaine. Elle continue d’ouvrir une boîte de Pandore globale, d’avoir des répercussions sur les recompositions actuelles au Proche-Orient, et illustre encore une méthode Trump qui pourrait faire d’autres dégâts dans sa négation du caractère politique des relations internationales.

La voie dangereuse de « l’évidence »

Comme on l’a déjà dit dans ces colonnes, en estimant, à la suite de son Président, que cette reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël n’était que « la reconnaissance de l’évidence », la représentante de Washington aux Nations unies, Nikki Haley, a en quelque sorte globalisé une prise de risque stratégique jusque-là régionale.

Elle consacre en effet le fait accompli au détriment du droit international, et érige au rang d’« évidence » politique une revendication historique. Sur cette base, les « évidences » ne vont pas manquer, puisque Vladimir Poutine se reconnaîtra certainement dans « l’évidence » du caractère russe de la Crimée, voire de l’est de l’Ukraine, et pourquoi pas, demain, d’autres régions russophones.

La Chine ne cache pas le caractère évident, selon elle, de sa domination de la mer de Chine du Sud. Ses revendications territoriales ne font, après tout, que revenir à « l’évidence » de la suprématie ancestrale de ce qui fut et veut redevenir l’Empire du Milieu.

Il y a probablement également des évidences tutsies ou hutu, néo-ottomanes ou de la « Grande Syrie », azerbaïdjanaises ou arméniennes, turques ou grecques, et un bon paquet d’évidences en Europe centrale et orientale, que le Pacte de stabilité ciselé par la France en 1994-95 avait réussi à désamorcer pour remplacer les revendications nationales par des traités bilatéraux ou multilatéraux.

La contribution des propos réfléchis de Nikki Haley à la rationalité diplomatique et aux efforts d’apaisement des tensions internationales mérite donc d’être appréciée à sa juste mesure. Son registre conceptuel (« l’évidence », point barre) est promis à une certaine postérité, sur des dossiers qui n’arrangeront pas l’Amérique.

On était habitué aux tweets désordonnés du nouveau locataire de la Maison Blanche, on avait déjà connu des administrations américaines constituées de faucons avec lesquelles il était difficile de traiter. Mais la combinaison Président impulsif – équipe belliqueuse – grande légèreté du représentant aux Nations unies, annonce des rebondissements inédits, dont la crédibilité de la diplomatie américaine ne sortira pas indemne. Ce qui inquiète d’ailleurs déjà, à juste titre, de nombreux diplomates américains en privé.

L’embarras des alliés arabes des États-Unis

Donald Trump n’a pas inventé l’idée d’un déménagement de l’ambassade américaine à Jérusalem, et il n’était pas le seul à le souhaiter. Il n’a fait que mettre en œuvre une décision promise pendant sa campagne électorale. Mais comme on le sait, cette mise en œuvre s’est déroulée dans le scepticisme d’abord (y compris celui d’une partie de la presse israélienne comme le Haaretz, ou de groupes comme J-Street aux États-Unis), dans la colère ensuite (celle des Palestiniens et de nombreux musulmans), dans le drame enfin, avec les événements de Gaza à la suite de la « Marche du retour ».

En opposant au tabou palestinien du retour en Palestine la brutalité d’un soutien total à l’État hébreu, sans plus prétendre à aucune neutralité dans un processus de paix par ailleurs moribond, Washington agite des registres dangereux, car affectifs, historiques, politiques. Mais surtout il gêne des recompositions en cours, qui étaient favorables à l’Amérique.

En opposant l’image désinvolte de son gendre et de sa fille inaugurant une ambassade, à celle des morts de Gaza, il ne rend service à personne, ajoute l’image décalée à la décision déjà honnie, et remet au centre du jeu moyen-oriental la lancinante question palestinienne. Cette dernière, longtemps considérée comme le fruit d’une responsabilité historique européenne, est désormais un peu plus liée dans le nouveau débat public à la responsabilité américaine.

Il n’est pas certain que cela augmente la marge de manœuvre des États-Unis au Proche-Orient, ni de leurs alliés, comme Riyad, qui étaient prêts à assumer un rapprochement avec Israël (en l’occurrence contre l’Iran). Ni que cela contribue à amoindrir le camp historique du rejet des initiatives occidentales, à Téhéran, à Damas, et qui peut s’étendre aujourd’hui à Ankara.

S’allier à un Président américain réfléchi, expérimenté et bien entouré, dont on pourrait attendre une vision, un projet d’ensemble, et espérer que ce type de décision brutale préfigure la volonté de bousculer tous les protagonistes pour aboutir enfin à une nouvelle page régionale, est une chose. Une chose à laquelle l’Arabie et d’autres seraient prêts à s’associer, au nom d’une nouvelle approche devenue plus que nécessaire.

Mais suivre un président si brouillon, sur un sujet aussi grave, en tandem avec un premier ministre israélien si controversé et qui cherche même à laisser entendre que c’est en Israël que se sont décidées les décisions américaines sur Jérusalem ou le nucléaire iranien, est une autre affaire. Si un axe avec Washington et Tel-Aviv contre l’Iran conserve, pour l’Arabie saoudite ou d’autres arabes (comme les Émirats Arabes Unis, la Jordanie ou l’Égypte) une logique stratégique, Donald Trump ne fait rien pour les aider à vendre, même progressivement, cette idée à domicile.

« It is not the economy, stupid ! »

Car le style employé confirme que le Président américain actuel continue de croire que ses méthodes, qu’il veut marquées du sceau du businessman accompli, sont encore ce qu’il peut apporter de mieux au pays sur la scène internationale. Passons sur le fait qu’il y a beaucoup à dire sur les talents de Donald Trump en affaires, ou sur le fait que la pratique du business ne se confond pas avec l’émission The Apprentice. Il y a plus grave.

Il y a le fait que la stratégie internationale ne peut pas fonctionner avec des méthodes importées de la stratégie commerciale privée. Dans cette dernière, les coups de mentons, coups de bluff, insultes ou menaces proférées pour finalement revenir à la table des négociations et jouer du coup de théâtre, se font dans le huis clos d’un petit nombre d’acteurs tenus par la confidentialité des discussions en cours.

Manifestation des Palestiniens à Jérusalem, le 14 mai 2018. Ahmad Gharabali/AFP

Exporter ces méthodes sur les réseaux sociaux, s’agissant de négociations politiques de relations internationales, sous les yeux d’opinions publiques nationales qui n’oublieront pas les mots prononcés ni les actes imposés, ne peut fonctionner. Quand bien même un représentant de l’Autorité palestinienne, un autre leader arabe, ou, ailleurs, un président mexicain (auquel on aura voulu imposer un mur de séparation ou dont on aura traité les ressortissants de violeurs potentiels), seraient prêts à se montrer compréhensifs avec les frasques trumpiennes au nom de l’intérêt national, il devra composer avec une population humiliée, qui exigera une posture ferme pour se faire respecter.

La dimension symbolique, affective, de la nouvelle scène mondiale en temps réel, ne permet pas d’appliquer les méthodes de négociation propres à des domaines plus spécifiquement économiques. Peut-être, à la rigueur, sur certains aspects techniques de dossiers complexes, comme les traités de libre-échange. Mais pas sur des enjeux comme Jérusalem. En opposant au tabou palestinien du retour en Palestine la brutalité d’un soutien total à l’État hébreu, Washington joue sur un registre dangereux.

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