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« Sondage, mon beau sondage, dis-moi qui est le plus sot ? »

Pour le sociologue et philosophe Bruno Latour, dénoncer l’ignorance des autres, c’est juste regarder leur savoir depuis l’intérieur de son propre savoir. Mais alors, comment interpréter les sondages dénonçant la crédulité des Français ? Emily Morter / Unsplash

Imaginez le choc si les médias nous annonçaient un beau matin :

« Stupéfiant ! Un sondage réalisé sur un échantillon représentatif de la majorité gouvernementale révèle un degré d’inculture inquiétant sur les questions écologiques. Non seulement Président, ministres et députés ignorent le contenu des derniers rapports du GIEC, mais ils croient toujours que le néolibéralisme va nous sortir de cette crise. Comment, en ce début de XXIe siècle, un tel niveau de “superstition” peut-il encore se rencontrer au sein de nos “élites” dirigeantes ? »

Ce n’est pas sur ce sujet, pourtant réel et documenté par des chercheurs et penseurs tels que Bruno Latour que les sondages s’attardent, c’est sur le peuple « irrationnel » dont les opinions inquiètent, encore et toujours.

Malgré l’accumulation de travaux qui ont déconstruit les notions de superstition, de culture populaire et de pensée prélogique, des sondages continuent de nous expliquer que nos compatriotes sont des monstres d’irrationalité prêts à « croire toutes sortes d’absurdités » en traitant même les plus jeunes de « génération toc-toc ».

Croyances au paranormal : attention danger !

Rien qu’en 2023, deux sondages réalisés par l’IFOP nous ont révélé les chiffres étonnants d’un niveau très élevé de croyance au paranormal chez les Français (59 %), et plus particulièrement chez les jeunes qui seraient 69 % à croire à au moins une « vérité alternative » en dépit des preuves scientifiques contraires. Examinons la méthode derrière ces chiffres, répétés à l’envi par des médias qui se contentent de recopier les dossiers de presse.

L’IFOP applique une méthode des quotas pour sonder, sur quelques jours, environ un millier de personnes dites « représentatives » d’une population étudiée. Les résultats sont ensuite extrapolés à l’ensemble de la population, avec une marge d’erreur pas toujours indiquée. Ainsi, pour évaluer les croyances au paranormal des jeunes, une portion infime de 0,00018 % des 11-24 ans a été sondée. Or les sondeurs ont divisé ce groupe pour ne garder, sur l’ensemble des questions relatives au paranormal, que les données des 18-24 ans tout en continuant à les tenir pour « représentatif des jeunes ». La marge d’erreur est donc importante. Le tout est comparé ici aux avis des « seniors » (+ de 65 ans) dont un nombre inconnu a été sondé.

Cette opposition générationnelle n’a l’air de rien, mais elle vient renforcer un contraste recherché par le sondeur. Son but : faire parler les chiffres, quitte à employer toutes les manœuvres possibles. Dans le sondage publié en janvier 2023, certaines interpellent.

Les résultats des jeunes de 2022 sont comparés à 6 autres enquêtes effectuées entre 1972 et 2022, certaines avec des modes opératoires très différents (face-à-face ou téléphone, au lieu d’un sondage en ligne). De précédentes enquêtes IFOP ne sont pas citées alors qu’elles montrent justement une diminution récente de certaines croyances au paranormal.

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Les fluctuations des chiffres sont présentées comme des hausses ou des baisses de points, mais aucun test statistique ne vient confirmer que ces variations sont significatives. Ainsi, en novembre 2022, 49 % des jeunes adultes s’accorderaient pour dire que « l’astrologie est une science », une augmentation de 6 points par rapport à 1999. Or, 55 % des jeunes croyaient à l’explication des caractères par les signes astrologiques en avril 2022, pour n’être plus que 50 % six mois plus tard. Une baisse de 5 points l’espace d’un été, qui tient davantage du hasard et de la sélection des sondages pour ces comparaisons.

Cela donne des scores fallacieux : ainsi, on mesure l’adhésion à douze « vérités alternatives » très hétérogènes, allant du créationnisme aux dangers des vaccins à ARN messager, et on élabore un score de 69 % regroupant tous ceux qui adhèrent à au moins une de ces « contre-vérités ». Ce score global enfle d’autant plus qu’on multiplie le nombre de ces items hétéroclites. Exposé comme une donnée majeure, il n’est pourtant pas comparé avec le même score pour la population des seniors, lui aussi potentiellement très élevé (environ 50 %) car cette génération semble notamment davantage adhérer au climatodénialisme.

Enfin, des explications nous sont présentées sans établir clairement des relations de causalité : c’est la faute à la pandémie de Covid-19 ou aux réseaux sociaux, etc.

Des croyances stables

Malgré ces réserves, ne doit-on pas s’inquiéter que les jeunes croient fortement au paranormal et davantage que leurs aînés ? Pas nécessairement. Grâce aux cinquante années de recul dont ils disposent, en France comme ailleurs, dans l’évaluation de ces croyances, les sociologues parviennent à la même conclusion : ces croyances sont stables. Elles font partie du mode de pensée occidental.

En effet, entre 50 et 70 % de la population occidentale déclare croire à au moins un phénomène paranormal, souvent à la suite d’une expérience personnelle interprétée comme « paranormale ».

Deuxième leçon apprise par les sociologues – et dont les sondeurs tirent parti sans le dire : les jeunes croient davantage que leurs aînés, mais ces croyances ne se maintiennent pas nécessairement avec l’âge, pour des raisons encore mal comprises. On obtient donc toujours la même pyramide de croyances, une constante structurelle indépendante des changements sociétaux ou des progrès scientifiques. En découpant cette pyramide pour isoler la base de son sommet, c’est-à-dire en opposant deux générations faisant partie d’un même ensemble, n’est-on pas en train de générer un faux problème ?

Le « Grand Partage »

Les faits qui précèdent ne doivent pas faire oublier d’autres critiques plus fondamentales sur la notion même de « croyance » et sur la vision des sociétés dont elle témoigne. Distinguer croyances et savoir nous renvoie aux origines de l’anthropologie, lorsque l’on imaginait un fossé entre des « esprits rationnels » et des « esprits irrationnels », fossé qui a servi à disqualifier les peuples « sauvages », les paysans « superstitieux », les femmes « hystériques » et tant d’autres minorités qui contrariaient la marche du « progrès ».

Or l’existence d’un tel « Grand Partage » a été largement réfutée par les générations récentes d’anthropologues, de Claude Lévi-Strauss à Bruno Latour en passant par Jack Goody, Elisabeth Eisenstein ou Philippe Descola.

Nos « cosmologies » différentes ne s’expliquent pas par des structures de pensée différentes mais par le recours à des outils tels que l’écriture, l’imprimerie ou encore les instruments scientifiques qui ont construit des rapports différents entre les êtres, humains et non humains, qui peuplent le monde commun. Pour prendre un seul exemple, Pasteur n’a pas révolutionné la biologie parce qu’il était « rationnel » mais parce qu’il a, depuis son laboratoire, et grâce à de nombreux alliés, littéralement pasteurisé la société et la nature en transformant notamment les microbes en vaccins et en conduisant les Occidentaux à adopter d’autres modes de vie structurés autour de ses découvertes.

Ce que nous appelons ignorance renvoie donc juste à des manières différentes de relier et d’associer entre eux les êtres qui composent le monde commun. Comme l’a bien montré Bruno Latour, dénoncer l’ignorance des autres, c’est regarder leur savoir depuis l’intérieur de son propre savoir. L’opposition entre croyance et savoir renvoie à des manières plus ou moins bien construites d’établir nos rapports aux « autres », humains comme non humains.

Éduquer le peuple ? Non : étendre la démocratie !

Renvoyer le Grand Partage aux orties ne veut évidemment pas dire que l’on valide le contenu de toute affirmation portant sur la composition du monde commun, mais simplement que l’on reconnaît le droit à nos concitoyens de prendre part aux débats sur ce sujet. Les prétendues croyances que nous attribuons volontiers au public se révèlent par ailleurs avoir des conséquences bien moindres que les mensonges diffusés par les industriels. Ce constat a conduit les sociologues Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe à proposer un « 11e commandement » : « Que celui qui a réduit au silence ceux qui devaient parler soit condamné à organiser leur prise de parole ! »

Les Conventions citoyennes ont montré que, lorsqu’ils sont invités à prendre position sur les enjeux majeurs comme le climat ou la biodiversité, les citoyens, loin d’être ignorants et crédules, se révèlent plus pertinents que les politiques des élites dirigeantes largement favorables aux lobbies industriels (comme le montrent l’avis du Haut Conseil pour le Climat ou de l’ex-Vice-Président du GIEC Jean Jouzel. Le scandale révélé par ces sondages renvoie-t-il à l’ignorance des gens ou au refus de leur donner la parole en réduisant leur opinion à des questions mal formulées ?

Comme Bruno Latour l’expliquait en 1982, c’est dans ces sondages et les commentaires méprisants qui les accompagnent qu’il faut voir la véritable antiscience (« Critique de J.-N. Kapferer et B. Dubois, Echec à la science : la survivance des mythes chez les Français, Nouvelles Editions Rationalistes », Pandore n° 17, février 1982). Car le drame n’est pas que les gens ne comprennent pas la science, mais bien que ceux qui prétendent parler au nom de « la science » comprennent aussi peu les gens en « s’indignant toujours de ce que les autres ne sachent pas les quelques maigres faits qu’ils ont eux-mêmes appris si lentement ».

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