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Trois principes pour négocier de manière plus responsable à l’ère numérique

L’actualité révèle que les pratiques de négociation visent désormais davantage à accaparer des ressources qu’à créer de la valeur commune. Shutterstock

Obtenir un accord « gagnant-gagnant » est-il encore possible dans l’exercice de la négociation ? De nombreux exemples semblent aujourd’hui indiquer que cet objectif n’a jamais été aussi difficile à atteindre : Brexit, tractations sur la dette ou sur les achats de vaccins au niveau européen, négociations en France entre la grande distribution et les producteurs, crise des « gilets jaunes », etc.

Ces quelques exemples récents tirés de l’actualité indiquent que les pratiques de négociation visent désormais davantage à accaparer des ressources qu’à créer de la valeur commune. La négociation devient alors permanente, sans jamais satisfaire l’ensemble des parties. Elle est vécue comme un combat devant aboutir à consacrer, sur les réseaux sociaux, les mérites du vainqueur.

Nos travaux démontrent en effet que cette conception compétitive de la négociation, bien que peu efficace, se trouve aujourd’hui amplifiée et valorisée à l’ère des « bad buzz », des « fake news » car ce flux permanent a plusieurs effets.

D’abord, il multiplie le nombre et le pouvoir des parties prenantes offrant une visibilité aux acteurs autrefois trop faibles ou trop marginaux pour intégrer la table des négociations. Ensuite, ce flux polarise et radicalise des points de vue des acteurs, favorisant les positions extrêmes et simplificatrices sur les points de vue nuancés plus difficiles à diffuser.

Négocier avec les invisibles

Soumis en permanence à l’œil collectif et au soupçon de compromission, les négociateurs chargés de trouver un accord sont conduits à tenir des positions dures et des discours peu raisonnables. Ils peuvent difficilement coopérer pour faire émerger une solution innovante répondant aux principaux enjeux de chacun sans nuire aux attentes fondamentales de quiconque. Les discussions s’éternisent, et fluctuent au rythme des crises médiatiques.

Face à la récurrence de crises systémiques, nous proposons dans un livre récemment publié aux Éditions Pearson une nouvelle méthode de négociation inclusive et responsable favorisant la controverse constructive autant que dissuadant les comportements opportunistes ou agressifs. Cette méthode, baptisée « Négociation Responsable » ou « Négociation Basée sur les Intérêts Globaux » se fonde sur plusieurs principes.

D’abord, la construction d’un accord « gagnant-présents/gagnant-absents ». Il s’agit de formaliser, médiatiser, et soumettre au débat dans des discussions ouvertes et permanentes les intérêts et les enjeux des parties prenantes invisibles (qui influencent les négociations), faibles ou absentes des débats, voire des acteurs non humains (animaux, planète, IA, etc.).

Les « invisibles » peuvent représenter plusieurs oubliés des négociations comme les générations futures. Shutterstock

Le numérique peut aider à cette prise en compte pour mettre à disposition de tous sur une plate-forme ouverte, un document co-construit formalisant les buts à atteindre et les règles minimums à respecter pour participer aux échanges. Chacun doit avoir accès à tout moment aux synthèses des échanges précédents.

Cette forme de transparence revendiquée plutôt que subie permet à chacun de mieux défendre ses intérêts à long terme et de justifier ses prises de position. Cette co-construction favorisera une représentation commune, un projet qui traite chaque aspect de l’accord recherché sans exclure personne a priori.

Lors de la construction d’un projet d’aménagement (construction d’une usine, d’un centre commercial, d’un ouvrage public, d’une infrastructure), il est ainsi possible de rendre visible et de mettre en débat non seulement les buts et les objectifs du projet, mais également l’ensemble des acteurs vivants ou non qui participent ou ont un intérêt économique, sociétal ou environnemental sur le territoire. Ce risque apparent de désordre en début de projet permet en réalité d’éviter nombre de conflits et favorise l’innovation.

Organiser les négociations

Deuxième principe de cette négociation responsable : évaluer les propositions des parties en se fondant sur des critères de performance globale. La plupart des négociations ont en effet tendance à se focaliser sur un faible nombre de sujets, voire un objet unique (le niveau des salaires lors d’un dialogue social, le prix dans une transaction commerciale, un geste symbolique dans une rencontre diplomatique, etc.).

La performance globale prend en compte à la fois des objectifs économiques, sociétaux et environnementaux dans le but d’atteindre un développement durable. Les résultats sont mesurés par une série d’indicateurs qui gagnent à être co-construits par les parties.

Ainsi, face à un important distributeur alimentaire qui réclame des réductions de prix sur des produits frais, un fabricant local revendiquera utilement le maintien des paysages et des emplois agricoles de proximité, la diminution de l’empreinte carbone et l’utilisation raisonnée des produits phytosanitaires. En se faisant le porte-parole auprès des clients de ces parties absentes que sont les générations futures et les populations rurales, il obligera le distributeur à prendre en considération d’autres éléments de négociation que le prix.

Avec des critères de performance globale, un producteur local peut obliger le distributeur alimentaire à prendre en considération d’autres éléments de négociation que le prix. Shutterstock

Enfin, troisième principe : partager le leadership. Aujourd’hui, les négociateurs ont tendance à chercher à s’imposer tout en incitant l’autre à se dévoiler en premier. Ce jeu de rôle compétitif vire à la caricature sous le regard de millions d’internautes interférant à tout instant dans les débats. Les blocages deviennent nécessairement plus nombreux augmentant d’autant la durée des négociations.

Le leadership partagé met en place des émissaires chargés d’animer à tour de rôle les rounds de négociation en y défendant ouvertement leurs points de vue et leurs intérêts personnels. Ils se font également les porte-paroles des parties absentes jusqu’à formuler des exigences en leurs noms et pour leur compte.

Dans ce contexte ouvert, les protagonistes entrent dans des négociations inclusives et créatives. Il favorise l’apprentissage de tous par tous. Sous la contrainte permanente de devoir rendre des comptes publiquement, toute personne pourra ainsi actualiser les avancées de la négociation sans renoncer à la défense de ses propres intérêts.

Ainsi, dans une coalition regroupant des candidats à un appel d’offres, à un projet ou à une élection, chaque partie prenante sera invitée à organiser et animer un round de discussions. Ces leaders successifs seront invités à se mettre à la place des autres, à clarifier leurs enjeux et leurs attentes et à faire progresser les débats vers l’accord final.

Vivifier l’esprit démocratique

Pour conclure, ajoutons qu’instruire la vie familiale et professionnelle avec des pratiques de cette « Négociation Responsable » vivifie plus largement l’esprit démocratique. Elle apparaît en solution aux impasses récurrentes où le sociétal et environnemental sont souvent remontés en duel avec les contraintes économiques. La créativité de chacun est sollicitée par l’inclusion de toutes les parties concernées dans la controverse.

Renforcer la recherche d’accords durables dans la relation consommateur comme dans la vie constitue également une avancée éthique au sein de nos échanges civils et professionnels.

Face à la fragmentation des Communs par un individualisme et un communautarisme enflant, oser cette « Négociation Basée sur les Intérêts Globaux » (NBIG) apparaît donc a minima comme une préservation de la cohésion sociale ; entretenir ce socle d’empathie est indispensable au maintien des échanges pacifiés entre tribus dont les points de vue deviennent parfois incompatibles.


Cet article s’appuie sur les travaux de Julien Viau, Héla Sassi et Hubert Pujet publié dans le livre « Négociation Responsable à l’ère du numérique et de la transition écologique » aux Éditions Person en janvier 2021.

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