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Une expo, un chercheur : les « Transparences » d’Yves Saint Laurent dans l’œil d’un physicien

Sur ces modèles iconiques, différentes matières sont employées pour obtenir des effets de transparence. Thibaut Voisin / Musée Yves Saint Laurent

Serge Berthier est professeur de physique émérite à l’université Paris Cité et chercheur à l’Institut des NanoSciences de Paris (CNRS–Sorbonne Université). Il a publié de nombreux livres sur les structures et les couleurs des insectes ainsi qu’un essai sur la bio-inspiration (« L’éveil du Morpho », Flammarion).

Nous l’avons accompagné au musée Yves Saint Laurent, curieux de son regard aussi scientifique qu’émerveillé sur les effets de transparence dans la mode et les parallèles possibles avec la transparence dans la nature. Dès les années 1960, Yves Saint Laurent s’intéresse aux différentes matières qui permettent de jouer avec cet effet optique. Mousseline, organza, tulle, Cigaline, dentelle… Sensualité et élégance se conjuguent, dans une célébration toujours renouvelée de la beauté et de la liberté des corps féminins.


Le monde universitaire n’est pas trop à cheval sur la tenue de ses employés et entrer dans le temple de la haute couture m’a procuré la même excitation, teintée d’une certaine appréhension, que lorsque je m’enfonce dans une jungle équatoriale. Surprise, étonnement, puis questionnement. En quoi la transparence de la robe en Cigaline qui nous accueille dès l’entrée de l’exposition par exemple, diffère-t-elle précisément de celle d’une aile de cigale ? Mais aussi en quoi montrer le corps féminin participe-t-il à sa libération, comme l’affirme Yves Saint Laurent ?

Définir la transparence

Transparence ! Le mot peut avoir de nombreuses significations. Que recouvre exactement le terme d’un point de vue scientifique ? Lorsque la lumière passe au travers de la matière, on parle de transparence ou de translucidité. Dans le cas de la transparence, les rayons lumineux ne sont ni arrêtés ni déviés. L’objet qui se trouve derrière reste visible : c’est ainsi que les blouses et les robes transparentes de Saint Laurent dévoilent le corps.

Quand on parle de matière translucide, en revanche, la lumière passe mais les rayons sont déviés, diffusés dans toutes les directions. C’est le cas par exemple du papier huilé des paravents japonais ou du verre dépoli. La lumière passe mais pas l’image de l’objet se trouvant derrière. Bien sûr, il existe un continuum entre le transparent et le translucide.

La transparence des créations haute couture d'Yves Saint Laurent dans l'oeil de Serge Berthier. Fourni par l'auteur

Le mouvement a également une influence sur la transparence. Lorsqu’un insecte aux ailes transparentes vole ou qu’un mannequin défile dans un vêtement transparent, l’œil humain ne perçoit pas toujours ce qui se trouve derrière la matière, car le mouvement « brouille » le message visuel.

Mais il peut, à l’inverse, faire apparaître ou disparaître la transparence, comme sur cette robe aux très nombreux plis où le corps n’apparaît que lorsqu’ils s’écartent au gré des déplacements.

Une des robes iconiques d’Yves Saint Laurent, la « nude dress » (« robe nue »), laisse supposer une transparence quasi complète. Or, d’un point de vue physique, aucun matériau n’est à 100 % transparent.

À gauche, un croquis de Saint Laurent pour la « nude dress ». À droite, robe du soir portée par Danielle Luquet de Saint-Germain. Collection haute couture automne-hiver 1968. Photographie de Peter Caine (Sydney). Yves Saint Laurent/Peter Caine (Sydney)

De même, si on superpose plusieurs épaisseurs d’un tissu transparent (comme le tulle) l’épaisseur des couches finit par annuler l’effet de transparence. C’est le cas avec la robe en tulle rouge que vous pouvez voir sur la photo en tête d’article.

Autre différence entre l’aile et la robe : Dans le cas des vêtements exposés ici, la transparence est obtenue grâce aux trous laissés entre la trame et la chaîne du tissu et non au matériau lui-même. On a en quelque sorte, retiré de la matière. Ce n’est pas ainsi que la transparence fonctionne dans la nature.

La transparence, quel intérêt ?

La transparence est très présente dans la nature, en particulier chez les animaux aquatiques. Sur terre, elle est beaucoup plus rare, sauf chez certains insectes, qui ont des ailes très transparentes et parfois dotées de propriétés antireflet.

Les lépidoptères (papillons de jour et de nuit) représentent un groupe exceptionnel pour étudier la transparence sur terre, car de nombreuses espèces ont développé des ailes partiellement ou totalement transparentes. L’efficacité de la transmission de la lumière est largement déterminée par la microstructure des ailes (forme des écailles, insertion, coloration, dimensions et densité), les nanostructures qui les recouvrent et la macrostructure (surface des ailes, taille de l’espèce ou surface de l’aile).


Vignette de présentation de la série « Une expo, un chercheur », montrant une installation artistique de l’artiste Kusama.

« Une expo, un·e chercheur·euse » est un nouveau format de The Conversation France. Si de prime abord, le monde de l’art et celui de la recherche scientifique semblent aux antipodes l’un de l’autre, nous souhaitons provoquer un dialogue fécond pour accompagner la réflexion sans exclure l’émotion. Cette série de rencontres inattendues vous guidera à travers l’actualité des expositions en les éclairant d’un jour nouveau.


Chez beaucoup d’organismes vivants, la transparence est utilisée à des fins de camouflage. Le camouflage, du moins dans le domaine visible, consiste à reproduire sur soi les motifs de l’environnement proche pour se fondre dans ce dernier. Difficile quand l’environnement varie, au cours de ses déplacements par exemple. Hormis pour quelques rares organismes capables de modifier leur apparence et leur couleur comme les pieuvres et les caméléons, la transparence constitue la meilleure façon de s’adapter à un environnement changeant.

La transparence est plus facile à obtenir dans l’eau que dans l’air. En effet, la quantité de lumière réfléchie à la surface d’un dioptre, l’interface, dépend directement du contraste d’indice optique entre les deux matériaux : plus il est faible et moins il y a de réflexion, donc plus de transparence. Eau et tissus biologiques ont des indices très proches, ce qui supprime pratiquement les reflets. Ce n’est pas le cas sur terre où le contraste est plus élevé. Aussi, de nombreux organismes comme les cigales ou les libellules par exemple ont-ils développé sur leurs ailes des structures antireflet, appelées « moth-eye structures » car découvertes sur les yeux de certains papillons de nuit.

Indépendamment des reflets qu’ils peuvent générer, tous les matériaux présentent une certaine absorption lumineuse qui finit par les rendre opaques s’ils sont trop épais. Une grande finesse devient ainsi le gage d’une grande transparence : tout pour plaire à un grand couturier !

Les ailes de certaines libellules comptent parmi les plus transparentes. Elles peuvent être dotées de structures antireflet très efficaces. Serge Berthier, Author provided (no reuse)

Mais grande transparence ne signifie pas forcément invisibilité. Un autre phénomène entre alors en jeu : les interférences !

Visibles et invisibles

Le camouflage a pour fonction première de faire disparaître une proie potentielle aux yeux de ses prédateurs. Mais il ne doit cependant pas entraver la reconnaissance intraspécifique entre partenaires : il faut être invisible pour les prédateurs mais rester visible pour sa propre espèce.

Les ailes transparentes d’une mouche présentent de beaux effets interférentiels, caractéristiques d’une espèce, et qui rendent l’insecte reconnaissable par ses congénères. Serge Berthier, Author provided (no reuse)

Sur un film très mince, comme la membrane d’une aile de papillon ou une bulle de savon, des interférences constructives peuvent se produire qui vont faire apparaître des patterns colorés de très faible intensité, pratiquement invisibles à nos yeux, et à ceux des prédateurs, mais parfaitement reconnaissables par les membres de l’espèce. La couleur émergente dépend à la fois de l’épaisseur du film, et de l’angle d’incidence de la lumière. Sur un corps en mouvement, ce dernier est éminemment changeant, ce qui fait apparaître de magnifiques iridescences.

Les fibres utilisées pour les robes d’Yves Saint Laurent sont évidemment trop épaisses pour créer de tels effets. Aussi, sur l’une des robes exposées, a-t-il cherché à les recréer à l’aide de fibre colorée par des pigments.

Un effet faussement irisé. Fourni par l'auteur

Cette technique est d’ailleurs également utilisée par de nombreux insectes dotés d’ailes trop épaisses pour créer des interférences mais qui contiennent des pigments. La transparence en est alors plus ou moins réduite selon la concentration en pigment.

Les ailes de cette guêpe sont transparentes, mais fortement pigmentées, ce qui permet de les colorer. Serge Berthier, Author provided (no reuse)

Une grande transparence peut donc être utilisée comme outil de communication entre mâles et femelles. Et c’est peut-être là, d’un point de vue fonctionnel, le point commun à l’aile et à la « robe nue » ou au vêtement transparent !

Les ailes très transparentes de ce papillon (Ithomiidae) apparaissent vivement colorées en incidence oblique et sur fond noir. Serge Berthier, Author provided (no reuse)

Nous l’avons vu : la transparence des tissus est plus obtenue par leur structure ajourée que par la matière elle-même. C’est également ainsi que certains insectes laissent passer la lumière au travers de leurs ailes. Il s’agit plus alors de translucidité que de transparence.

Les coléoptères et les scarabées ont des ailes renforcées, épaisses et dures, et très souvent pigmentées : impossible pour la lumière de les traverser. Or tous les insectes ont besoin de la lumière du soleil pour se chauffer. Certains ont résolu le problème en la laissant passer par des puits de lumière qui parsèment l’élytre.

Les élytres de ce longicorne amazoniens sont parsemés de puits de lumière leur donnant une certaine translucidité. Ce ne sont pas des trous, mais des zones plus minces et dépigmentées. Serge Berthier, Author provided (no reuse)

Vivre nus : de « l’instinct primaire » à la haute couture

Le vêtement est un objet multifonctionnel comme les aime la nature. Cette idée de l’homme ou, en la circonstance, de la femme nue, me fait penser à cette émission de téléréalité Retour à l’instinct primaire (Naked and Afraid en VO) dans laquelle un homme et une femme doivent survivre en milieu hostile pendant trois semaines sans nourriture, ni eau, ni vêtements… Cette idée d’un instinct primaire qui coïnciderait avec la nudité me parait un parfait contresens. Le vêtement est un artefact apparu très tôt dans l’histoire de l’humanité, et il y a fort à parier qu’en de telles circonstances, nos ancêtres « primaires » auraient commencé par se vêtir, non seulement pour se protéger des intempéries mais sûrement aussi par simple pudeur. La feuille de vigne existe depuis l’aube de l’humanité.

La transparence est donc, en théorie, incompatible avec la fonction même du vêtement, qui est censé revêtir le corps, le dissimuler et le protéger. Les effets de transparence dans la mode jouent un peu sur cette ambiguïté entre ce que l’on montre et ce que l’on cache, dans un jeu de séduction subtil – un peu comme les papillons Morpho se parent de couleurs vives et irisées pour mieux séduire les femelles.

La fonction de la transparence chez les humains, mise en lumière dans cette exposition, est cependant très différente de celle qu’elle remplit chez les insectes : il ne s’agit pas de se cacher mais au contraire de se faire remarquer, de se distinguer. Le raffinement du vêtement signale une certaine aisance financière, tandis que la capacité à le dévoiler montre une forme d’assurance quant à son pouvoir de séduction. Si on aperçoit des parties du corps, on remarque tout autant l’originalité du vêtement, léger et pourtant présent, qui s’éloigne au maximum de sa fonction « pratique » pour souligner sa fonction esthétique et sociale. C’est aussi un moyen de jouer sur la dialectique entre nature et culture : on dévoile la matérialité physique du corps, mais la médiation du vêtement dénote une extrême sophistication.

La fonction de la transparence chez les humains est très différente de celle qu’elle remplit chez les insectes. Thibaut Voisin / Musée Yves Saint Laurent

Merci à Serena Bucalo-Mussely, responsable des collections du musée Yves Saint Laurent et Domitille Eblé, chargée des collections arts graphiques au Musée Yves Saint Laurent, d’avoir accompagné notre visite.

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