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« Utopia Falls », dystopie musicale d’une jeunesse révoltée

Le hip-hop, source d'expression et de subversion, dans Utopia Falls. Allociné

Le 14 février 2020, pour la Saint Valentin, sortait aux USA, sur la plate-forme de streaming Hulu, et au Canada sur CBC Gem, la série Utopia Falls, créée par R.T. Thorne.

Dans un futur lointain, sur une planète empoisonnée par la guerre, les derniers humains vivent sous cloche, dans une cité durable où règnent la paix et l’harmonie : New Babyl. La ville est divisée en quatre secteurs spécialisés : Nature, Progrès, Industrie et enfin Réforme où l’on se charge de remettre les fauteurs de troubles dans le droit chemin.

Des Autorités veillent sur la sécurité de tous, au nom d’un gouvernement de quelques sages, baptisé le Tribunal. Tout le monde communie dans le culte de Gaia, la mère-fondatrice, et toutes les décisions sont prises « Pour l’État, pour la Communauté, pour Tous ! » L’inégalité et l’injustice ont été vaincues, grâce au bannissement des technologies, accusées d’entretenir l’égoïsme et l’individualisme. Le souci primordial du Tribunal est que personne ne reproduise les erreurs du passé.

Chaque année, vingt-quatre jeunes artistes de seize ans, chanteurs, danseurs et musiciens, sont sélectionnés dans les différents secteurs pour s’affronter pacifiquement lors de l’Exemplar, une compétition de talents dont le vainqueur est promu ambassadeur culturel de la communauté. De ce côté-ci de l’Atlantique, on pourrait penser à l’Eurovision.

Pour l’inspiration, Utopia Falls se rapproche aussi bien d’une dystopie comme Hunger Games que d’un teen drama comme High School Musical. C’est aussi une écofiction qui nous projette dans un avenir où la nécessité de composer avec un environnement hostile légitime le sacrifice de l’individu à la communauté.

L’Exemplar a pour vocation de glorifier la concorde. Les performances des jeunes artistes doivent obéir à des codes immuables depuis soixante-treize éditions du concours. Elles visent d’abord à souder et galvaniser la population. D’un point de vue strictement esthétique, elles correspondent à une manière de faire que l’on pourrait qualifier de classique, compte tenu de l’importance accordée aux règles, tant en matière de contenu que d’exécution. Elles exaltent l’ordre établi et renforcent le pouvoir en place.

Le passé révélé

L’élément perturbateur survient lorsque, dans une grotte secrète, deux jeunes sélectionnés découvrent l’Archive, une intelligence artificielle qui leur donne accès à la culture et à l’histoire d’un passé dont ils ignorent tout. Ils sont aussitôt captivés par des vidéos de hip-hop. Pour Bohdi, un chanteur noir issu du secteur de la Réforme, c’est une véritable révélation. Pour la première fois, il sent une véritable connexion entre sa vie et l’art. Le rap résonne d’autant plus fort à ses oreilles qu’il fait écho à sa conscience des inégalités sociales entre les compétiteurs, à commencer par celles qui le distinguent d’Aliyah, la fille d’un membre du Tribunal, qui l’accompagne dans la trouvaille. Le rap ne lui révèle pas les discriminations, mais il lui apprend que l’art est capable de les exprimer et que c’est même sa vocation.

Au fond, sa trajectoire artistique suit le cheminement critique entamé depuis le milieu des années 1960 par les cultural studies : il comprend que l’art qu’on lui a enseigné est au service de l’idéologie dominante. Dès lors, il va cultiver un art subversif et connaître le succès grâce à ses provocations. Bohdi incarne une jeunesse révoltée, qui fait souffler sur la scène un vent de nouveauté et emporte l’adhésion du public. À l’art officiel, consensuel, il oppose un art combatif qui éveille le peuple, lui ouvre les yeux sur sa condition, au lieu de le souder derrière le pouvoir. Sa démarche l’expose rapidement aux foudres de l’Autorité Phydra, la Méchante de la série, la policière viscéralement attachée à l’ordre établi.

Le superpouvoir des jeunes

Phydra opère une distinction entre l’expression naturelle de la diversité et les germes de la dissension. L’art, à ses yeux, doit être un vecteur d’harmonie sociale ; il doit aplanir les différences plutôt que de les accuser. Elle est en tout cas d’accord avec Bohdi sur un point essentiel : la performance artistique n’est pas un simple divertissement, elle engage la société tout entière, elle participe à sa cohésion. Pour cette conservatrice radicale, « elle est le pouvoir et implique une grande responsabilité. » On reconnaît sans peine la célèbre formule de Spiderman : l’art est un superpouvoir. Et c’est, par excellence, celui de la jeunesse.

La jeunesse est là pour bousculer la tradition, pour la mettre en question. Elle est là pour rappeler que la seule constante, dans la vie, c’est le changement, comme l’un des concurrents le retient des leçons de l’Archive. L’esthétique figée de l’Académie, garante d’un ordre qui se veut immuable, est profondément mortifère. Sous ses dehors utopiques, New Babyl synthétise le cauchemar de la postmodernité : une fin de l’histoire correspondant à un éternel présent ; une temporalité figée par l’incapacité de penser un quelconque progrès.

C’est tout cela que fait voler en éclat la prestation de Bohdi et de ses camarades, tous inspirés par les rythmes de l’Archive, lors de l’épreuve collective de l’Exemplar. La divergence d’opinion entre un Tribunal en état de choc et un vote populaire qui les place en tête du concours en dit long sur le malaise qui règne dans la cité. Du jour au lendemain, les chevelures s’ornent de mèches colorées et les murs de graffitis. En entraînant une répression disproportionnée, la fièvre joyeuse qui s’empare de la société met au jour la fébrilité du régime et la fragilité de son assise démocratique. L’art est un instrument politique d’autant plus efficace qu’il est redoutablement contagieux. Il se répand comme une traînée de poudre.

Un art révolutionnaire

Au cours d’un interrogatoire, Phydra demande ironiquement à Bohdi s’il prétend faire l’histoire : « Non, répond-il, je veux seulement raconter mon histoire. » La suite des événements démontre que c’est précisément cette modestie qui lui permet, comme à tout son groupe, de relancer la marche de l’Histoire. Chacun dans l’Archive peut retrouver un morceau du passé, de son passé, qu’il lui appartient de faire prospérer. C’est d’autant plus vrai après qu’un incendie ravage le sanctuaire, coupant ainsi le contact direct avec les sources. Par-delà le cas particulier de Bohdi, le scénario d’Utopia Falls s’enracine dans une conception identitaire de l’inspiration. Ainsi Apollo, le percussionniste, reçoit-il la révélation de ses origines amérindiennes en écoutant des Indiens battre un rythme que lui a transmis son père. L’Archive est là pour réparer le lien brisé avec l’histoire de l’humanité, et permettre à celle-ci de reprendre son cours interrompu. Il ne s’agit pas de reproduire un folklore, mais de se l’approprier et de le faire vivre.

L’art qui se répète, comme dans le rituel de l’Exemplar, est un art de vieux, presque un art mort, qui se complaît dans la seule virtuosité. La jeunesse de l’art suppose sa libération de tous les codes, ou plutôt leur dépassement pour favoriser une expression créative. C’est pourquoi l’art authentiquement jeune est aussi naturellement révolutionnaire. Sa mission sociale redouble son essence esthétique : il libère les foules parce qu’il est un acte de liberté. D’où l’échec du Mentor Watts, directeur de l’Académie, lorsqu’il essaie d’obtenir des jeunes qu’ils mettent l’énergie de leurs innovations artistiques au service de la doctrine habituelle de la compétition. La forme et le fond, le style et le message, sont indissociables. Le conflit oppose deux conceptions de l’art, l’une ornementale, l’autre que l’on pourrait qualifier d’organique ; l’une qui se prête à tous les compromis, l’autre non. La première peut séduire dans l’idée mais, dans les faits, elle constitue une impasse. L’art ne peut se passer de la sincérité.

La résistance au pouvoir est d’abord un refus radical du statu quo. Lorsqu’elle s’interroge sur ce que lui apporte l’Archive, Aliyah déclare que, depuis sa découverte, elle veut plus… « plus de vie, plus d’objectifs, plus d’espoir. » Tel est le propre de l’art jeune : il est insatisfaction, intransigeance, refus des concessions, rejet des faux-semblants. Il est porteur d’une exigence de progrès. Il prend appui sur le passé pour poser les bases d’un avenir meilleur.

Un manifeste Disney

Il faut aussi replacer la série dans son contexte industriel. L’actionnaire majoritaire de Hulu, depuis le printemps 2019, n’est autre que la Walt Disney Company, la principale pépinière américaine de jeunes artistes polyvalents. Conçue par un réalisateur et scénariste canadien qui s’était illustré dans diverses séries musicales et chorégraphiques (Find Me in Paris, Backstage, Make It Pop), Utopia Falls doit aussi être lue comme un art poétique, même un manifeste pour les fictions de jeunesse.

Dans une Amérique en proie au conservatisme trumpien, Utopia Falls parie sur une jeunesse métissée pour ramener le pays dans la voie du progrès. À travers cette série, la firme fait valoir l’importance de donner aux adolescents l’occasion d’exprimer leur talent en toute liberté. Elle érige ce qui fait historiquement sa marque de fabrique en véritable contre-pouvoir.

Disney entretient avec le hip-hop une histoire compliquée. Au début des années 90, elle avait lancé Hollywood Basic, un label spécialisé de sa marque Hollywood Records. L’expérience s’était arrêtée en 1995, faute de succès suffisant. En 2019, le spectacle Hip Hop ! Live Experience programmé à Disneyland Paris pour les 7 et 8 juin avait dû être annulé. Utopia Falls réussit enfin à intégrer le message de rébellion du hip-hop au Disneyverse, ce que l’animateur Alex Alvarado vient de confirmer durant la pandémie de Covid-19 en partageant des portraits de rappeurs célèbres relookés en personnages Disney.

Mais dans les débats actuels, il est aussi important de remarquer que le rôle accordé à l’Archive dans les événements de New Babyl plaide en faveur d’une prise en charge de l’histoire avec toutes ses violences. C’est le présent qu’il faut balayer, non le passé dont il convient, au contraire, de méditer les leçons. La cancel culture ne mène, en définitive, qu’au totalitarisme du Tribunal.

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