Menu Close

2022 : Ah… cueillir le bonheur !

« Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle », écrivait Lamartine. Et pourtant… Phil Shirley / Flickr, CC BY-SA

« La philosophie nouvelle rend tout incertain,


L’élément de feu est tout à fait éteint ;


Le soleil est perdu et la terre ; et personne aujourd’hui


Ne peut plus nous dire où chercher celle-ci


[…] Tout est en morceaux, toute cohérence disparue.


Plus de rapports justes, rien ne s’accorde plus ».

Quelle honte ! Comment peut-on par les temps qui courent, oser parler de cueillir le bonheur ? Et d’abord où est-il ? Et pour qui ? Ne sait-on pas que le monde entier vit une crise majeure, qui est loin d’être seulement sanitaire, mais au travers de laquelle tout semble s’effondrer ? Notre situation semble bien pire encore que celle que décrit le poète anglais John Donne en 1611 dans Anatomy of the World, en pleine la révolution copernicienne.

Car il ne s’agit pas dans la crise actuelle de « philosophie nouvelle » qui viendrait chambouler notre compréhension du monde. Il s’agit bien d’une crise radicale concernant l’humanité entière. Au cœur de cette crise, qui est celle de la planète entière, ne voit-on pas se creuser dramatiquement les écarts de richesses ? Ne voit-on pas les opportunismes les plus vils se saisir de la souffrance et de la douleur des uns et des autres ? Et évidemment des plus pauvres et des plus démunis, comme l’humanité en est sinistrement accoutumée ?

Si, bien sûr l’on voit tout cela. Mais si je me permets ce petit billet de début d’année, c’est à cause de ce qui suit.

« Rome brûle »

Georges Brassens a publié un album posthume. Un album dont il pressentait qu’il ne pourrait pas le chanter lui-même. Mais il a eu le temps de terminer 12 chansons, qu’il a demandé à Maxime Le Forestier de chanter pour lui.

L’album s’intitule Douze nouvelles de Brassens ! C’est bien là de l’humour à la Brassens, que ce soit lui ou quelqu’un d’autre qui en ait choisi le titre. Et vu la qualité de l’album, impeccablement donné par Maxime Le Forestier, nous sommes chanceux d’avoir reçu des nouvelles de Brassens – après sa mort.

Ceci en passant n’est d’ailleurs point sans rappeler ces autres vers, extraits de son précédent Funérailles d’antan :

« L’autre semaine des salauds à cent quarante à l’heure


Vers un cimetière minable emportaient l’un des leurs


Quand sur un arbre en bois dur ils se sont aplatis


On s’aperçu qu’le mort avait fait des petits ».

Qu’un mort soit capable de se reproduire, ou de donner des nouvelles aux vivants, voire d’offrir douze nouvelles chansons, il faut avoir l’humour d’un Brassens pour savourer la plaisanterie !

« Les funérailles d’antan », Georges Brassens (1960).

Bref. L’une de ses dernières nouvelles s’intitule Honte à qui peut chanter. La chanson est écrite en contrepoint d’un poème de Lamartine – A Némésis –, où le poète dit en gros que lorsque « Rome brûle », c’est-à-dire lorsque l’on connaît des crises, de la violence, de l’incertitude, en l’occurrence la guerre, alors il est honteux de chanter.

Voici les strophes concernées du poème de Lamartine :

« Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle,


S’il n’a l’âme et la lyre et les yeux de Néron,


Pendant que l’incendie en fleuve ardent circule


Des temples aux palais, du Cirque au Panthéon !


Honte à qui peut chanter pendant que chaque femme


Sur le front de ses fils voit la mort ondoyer,


Que chaque citoyen regarde si la flamme


Dévore déjà son foyer !

Honte à qui peut chanter pendant que les sicaires


En secouant leur torche aiguisent leurs poignards,


Jettent les dieux proscrits aux rires populaires,


Ou traînent aux égouts les bustes des Césars !


C’est l’heure de combattre avec l’arme qui reste ;


C’est l’heure de monter au rostre ensanglanté,


Et de défendre au moins de la voix et du geste


Rome, les dieux, la liberté ! »

À Lamartine, Brassens répond que Rome brûle « tout le temps ». Il veut dire par là qu’aucune cité humaine – dont « Rome » est ici le symbole – ne cesse jamais de brûler. Autrement dit, nous sommes tout le temps en crise. Nous sommes tout le temps en guerre. Nous sommes sans cesse dans la souffrance, l’injustice et la mort. Et ceci, nous avions plus ou moins consciemment voulu l’oublier.

Il a fallu le surgissement brutal de la crise du Covid pour que nous cessions de faire les autruches. En tout cas si, parce qu’il y a tout le temps des crises, l’on estimait qu’il ne faut pas chanter, se réjouir de vivre, exalter la beauté des choses, s’émerveiller de ce qui le mérite et de celles et ceux qui le méritent – qu’ils soient dans l’ombre ou la lumière –, alors l’idée même de « chanson » – c’est-à-dire de bonheur – n’existerait même pas ou plus !

Le refrain de la chanson est le suivant :

« Honte à cet effronté qui peut chanter


Pendant que Rome brûle, elle brûle tout l’temps


Honte à qui malgré tout fredonne des chansons


Gavroche, à Mimi Pinson »

Brassens déduit qu’il faut surtout chanter. Sa chanson se termine en particulier, avant la dernière reprise du refrain, par le couplet suivant :

« Le feu de la ville éternelle est éternel


Si Dieu veut l’incendie, il veut les ritournelles


À qui fera-t-on croir’ que le bon populo


Quand il chante quand même est un parfait salaud ? »

Nous sommes au cœur de l’argument : « Rome » ou la vie humaine, est à la fois éternelle, et elle brûle tout le temps. Mais « Dieu » – ou l’absolu, le tout, la nécessité des choses, le « destin » – veut tout autant les ritournelles ou le bonheur, la joie de vivre, que l’incendie ou les souffrances, l’injustice et la mort.

« Honte à qui peut chanter », par Maxime Le Forestier.

La joie fait entièrement partie de la vie, pas moins que la peine. Et chanter « quand même » est loin d’être une faute. C’est un devoir. C’est un devoir envers les autres, car si l’on s’enfonce dans le malheur, on ne répand que du malheur. Mais c’est aussi un devoir envers la vie tout court que nous avons reçue. S’il faut que la vie soit complète, pleine et entière, l’on ne peut pas, lorsqu’on en a les moyens, ne faire que pleurer ou se laisser happer par la misère tout court. Il faut tout autant s’essayer à rehausser les beautés de la vie, et la possibilité donnée absolument à tout le monde, quelle que soit sa condition, de la joie de vivre. Elle appartient à tous.

Rires et pleurs

Mais l’argument de Lamartine semble autrement plus puissant et profond que celui de Brassens. Le Sétois de naissance fait presque figure de chansonnier léger, quand il ne parle que de combats sans souligner à son tour la nécessité de combattre (mais il faut écouter la chanson en entier, elle en vaut le détour). Parfois, comme l’écrit justement Lamartine, ce n’est absolument pas le moment de chanter ou de philosopher, il faut se battre :

« C’est l’heure de combattre avec l’arme qui reste ;


C’est l’heure de monter au rostre ensanglanté,


Et de défendre au moins de la voix et du geste


Rome, les dieux, la liberté ! »

Et Lamartine a bien raison. Mais revenons à l’argument de la chanson. Il est que précisément le bonheur, la joie de vivre, tiennent d’un combat. Joie de vivre, bonheur, chant, se gagnent sans cesse à la sueur de notre front et s’enfantent dans la douleur. On ne peut pas tenir le bonheur pour acquis. C’est « quand même » que le « bon populo » chante. C’est-à-dire sur le fond d’une conscience très claire de l’âpreté de la vie. Une vie âpre certes, mais tout aussi remplie de ritournelles.

Portrait d’Alphonse de Lamartine par Théodore Chassériau (1844). Wikimedia

Si l’on ne fait jamais l’effort de voir que la vie est tout aussi belle, heureuse, féconde, mélodieuse que laide, malheureuse, stérile, disharmonieuse, alors on joue le jeu de la laideur, du malheur, de l’avancée du désert, et du manque général de musique. On est « méchant » au sens fort. C’est-à-dire, suivant l’étymologie, qu’on ne sait pas – ni ne veut ? – saisir sa chance.

Cela ne revient pas à dire qu’il ne faut que chanter. La vraie vie, la vie pleine, est la vie où l’on sait qu’il y a tour à tour des pleurs et des rires. Où l’on fait tout pour pleurer avec ceux dont c’est le moment des pleurs, et pour rire avec ceux dont c’est celui de rire. Nous « blessons » sinon l’ordre des choses, en l’empirant à ne plus jamais rire, et en le perdant à croire qu’on peut ne faire que rire. Rires et pleurs, comédies et tragédies sont les deux faces d’une même médaille : la vie.

Il est ici question de vrais rires. Pas de rires qui sont des faux-semblants. Des rires de façade et de société du spectacle. Et les vrais rires éclatent toujours sur le fond de la lucidité eu égard à la tragédie de la vie ou à sa vanité. Le philosophe Alexandre Kojève dit :

« La vie est une comédie qu’il faut jouer sérieusement ».

Tout n’est que vanité ? Il faut malgré cela s’engager dans sa vie, l’embrasser totalement. Comme on dit, « à bras le corps ». On peut inverser le propos de Kojève :

« La vie est une tragédie dont il faut s’efforcer de rire ».

L’on est tous plus ou moins conscients, pour peu qu’on lève le nez du guidon, de la vanité de ce après quoi nous courons. Et l’on sait tous que la vie finit la plupart du temps comme une tragédie (sont-ils nombreux, même parmi les croyants de tous bords, celles et ceux qui vont à la mort en chantant ?). Mais que la vie ne prenne sa saveur que d’être pleinement embrassée, sans mensonge et sans hypocrisie, sous ses aspects les plus enthousiasmants comme les plus tragiques, n’importe qui qui s’élance authentiquement vers ses choix le sait au plus profond de soi. Ce que le philosophe Nietzsche avait à l’esprit en parlant de « gai savoir ».

L’expression « à la bonne heure ! » le dit clairement : à l’origine, la notion de « bonheur » renvoie à cette capacité dont nous sommes tous dotés de saisir les circonstances qui s’offrent à nous. Et le véritable titre de ce petit papier est « Accueillir le bonheur ! ». Être heureux tient d’un travail, d’un effort, d’un exercice permanent. Pour s’efforcer de voir tout autant les chants, les bonheurs, les merveilles, que les possibilités – infiniment nombreuses – de déchanter.

L’une des difficultés actuelles tient peut-être aux « facilités » que nous procurent les technologies et aux illusions où elles nous mettent. Le sentiment est croissant qu’on nous « doit » le bonheur. Mais de qui viendrait-il, ce « bonheur », si ce n’est de notre résolution à l’accueillir lorsqu’il se présente ?

Or, il se présente partout. Tout le temps. Par exemple au cœur d’une simple petite ritournelle comme celle de Brassens.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,500 academics and researchers from 4,943 institutions.

Register now