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Un porte-conteneurs arrivant au port
Le Houston Express un porte-conteneurs. Wikimedia, CC BY

30 ans après sa création, l’OMC en mort cérébrale

Il y a exactement trente ans, en avril 1994, était signé l’Accord de Marrakech qui concluait un cycle de négociations commerciales, l’Uruguay Round, engagé sous l’égide du GATT (Accord Général sur les Tarifs douaniers et le Commerce). L’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) était instituée, et, contrairement au GATT, elle était dotée d’un statut d’organisation internationale. Par ailleurs, elle étendait ses compétences aux services (GATS ou AGCS) et à la propriété intellectuelle (TRIPs ou ADPIC). En outre, l’ancienne procédure de règlement des différends était réformée, afin d’empêcher les membres « défendeurs » de la bloquer.

Un concours de circonstances historiques avait été nécessaire pour en arriver là. La chute du mur de Berlin et la fin de l’URSS ouvraient le chemin d’une « fin de l’histoire » démocratique et libérale où, pensait-on, le libre commerce assurerait la paix et la prospérité. Même la Chine, malgré le massacre de Tian’anmen (1989), semblait décidée à jouer le jeu du multilatéralisme en négociant son adhésion à l’OMC.

L’incarnation d’un libre-échange doctrinaire pour ses opposants

Tout ne fut pourtant pas si simple. Le président Clinton dut batailler pour faire ratifier l’Accord de Marrakech dans son pays. L’opposition républicaine craignait que l’application de cet accord contribue à saper la souveraineté des États-Unis.

L’Accord de Marrakech propose un cadre qu’il convenait ensuite de remplir notamment les questions relatives aux services sans oublier l’agriculture, éternel écueil des négociations commerciales. Beaucoup de sujets, plus ou moins liés aux échanges internationaux, restaient à discuter : dumping social, concurrence déloyale, marchés publics, investissements directs, formalités douanières. Un nouveau cycle de négociation devait donc être ouvert rapidement pour en traiter.

L’OMC sera pourtant très vite considérée par ses opposants comme l’incarnation d’un libre-échange doctrinaire et non d’une sorte d’ONU dédiée à empêcher les guerres commerciales. Les émeutes qui accompagnent la Conférence ministérielle de Seattle (1999) confirment que le parcours de la jeune organisation ne sera pas celui d’un long fleuve tranquille. L’ouverture du cycle sera décidée, deux ans plus tard, à la Conférence de Doha, réunie quelques semaines seulement après les attentats du 11 septembre 2001.

Malgré un climat plus apaisé, le consensus n’est obtenu qu’en repoussant à la Conférence suivante l’inscription à l’agenda du cycle dit de Doha de certains thèmes notamment les « sujets de Singapour »- soutenus par les pays industriels mais refusés par les émergents (concurrence, marchés publics, investissements, facilitation du commerce).

Contestation du leadership américano-européen

La Conférence de Cancun (2003) échoue à son tour. On assiste alors au premier coup d’éclat de ce qu’on n’appelle pas encore le « Sud global ». Les pays émergents, regroupés dans une coalition menée principalement par le Brésil et l’Inde et, plus discrètement, par la Chine (entrée à l’OMC en 2001), affirment leur rejet du leadership américain et européen qui avait dominé les cycles précédents.

Dès lors, les États-Unis se désintéressent de la négociation. La crise de 2007/2008 rappelle bien pourtant la nécessité du multilatéralisme. Le G20 qui associe les grands pays émergents aux anciennes puissances industrielles, ne manque pas d’appeler à une conclusion rapide du cycle de Doha à laquelle personne ne croit.

Passé cet intermède, l’invasion de la Crimée, le durcissement chinois, le ralentissement du commerce international, les ratés de la chaîne mondiale de valeur, le « Made in the World » de l’OMC, la menace climatique, la montée des inégalités, la désindustrialisation des anciennes puissances, accélèrent l’obsolescence du programme de Doha et ravivent les réflexes protectionnistes.

Émergence d’un plurilatéralisme

Alors que, durant ses cinquante premières années d’existence, le GATT avait achevé huit cycles de négociation multilatérale, l’OMC en trente ans n’en aura conclu aucune ! Le cycle de Doha, jamais officiellement achevé, se fera doucement oublier. Finalement, seul aboutira un accord sur la facilitation du commerce (seul « rescapé » des sujets de Singapour) entré en vigueur en 2017 et un autre, très timide, sur les subventions à la pêche qui reste à ratifier par un nombre suffisant de membres.

Faible bilan mais avec un élément positif : de facto, ces deux accords ont su s’affranchir du strict multilatéralisme qui imposait le consensus pour un « plurilatéralisme » plus réaliste qui n’exige que l’adhésion de deux tiers des membres. Quoi qu’il en soit, l’OMC a échoué dans sa première mission : encadrer les négociations multilatérales.

Le multilatéralisme du GATT puis de l’OMC se fonde sur la non-discrimination des échanges entre les membres. D’une part, le même régime douanier d’un membre doit être appliqué à tous les autres (clause dite de la nation la plus favorisée ou NPF). D’autre part, une fois le produit dédouané, il doit être traité comme les produits locaux (traitement national).

L’OMC progressivement marginalisée ?

Aujourd’hui, la clause NPF ne s’applique plus qu’à une partie de plus en plus faible du commerce international. Les raisons ? Les préférences et exceptions accordées aux pays en développement (par ailleurs mal définis) et, surtout, la prolifération des traités de libre-échange au titre de l’article XXIV du GATT (et V du GATS) qui sont des exceptions à la clause NPF. Au nombre de 38 en 1994, on en dénombre 367 fin 2023.

En effet, à partir des années 1990, beaucoup de membres, dont les États-Unis et l’Union européenne, optent pour ce type d’accords d’abord régionaux puis, de plus en plus souvent, intercontinentaux (comme le CETA entre l’UE et le Canada).

Faute d’être négociées à l’OMC, la libéralisation et la réglementation des échanges le sont de plus en plus souvent dans des négociations bilatérales elles-mêmes longues et difficiles. Ces traités introduisent souvent de « nouveaux sujets » négligés ou ignorés par l’OMC relativisant leur fonction première qui est l’abaissement des droits de douane.

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Qualifiés d’accords de « nouvelle génération » par l’UE ou d’intégration profonde (deep integration) par les économistes, ils incluent de plus en plus fréquemment les sujets de Singapour, les clauses sociales et environnementales et une multitude d’autres thèmes plus ou moins liés au commerce. Ils contribuent à marginaliser l’OMC qui ne contrôle ces accords que symboliquement.

Une des grandes avancées en matière de politique et de droit international, a été la procédure de règlement des différends. À l’OMC, contrairement au GATT, elle devient de facto automatique dès lors qu’une plainte est déposée par un membre de l’organisation. À la clé, l’organisation peut autoriser des sanctions si le « défendeur » ne suit pas les prescriptions de l’Organe d’appel dans un « délai raisonnable ».

600 dépôts de plaintes

Pour les partisans du multilatéralisme, la procédure fut un succès : 623 ont été déposées depuis 30 ans. Mais pour ses adversaires, qu’ils viennent de la gauche altermondialiste ou de la droite souverainiste, l’Organe d’appel se serait arrogé un pouvoir supranational abusif. De quelle légitimité pourraient se prévaloir ses sept juges pour interpréter les traités et imposer leur jurisprudence ? Le retour de l’isolationnisme aidant, les États-Unis, qui n’hésitent pourtant pas à user de l’extraterritorialité, ne se sont jamais accommodés de ce pouvoir “exorbitant” qui avait parfois l’outrecuidance de les désavouer.

Faute de parvenir à imposer la réforme de la procédure de règlement des différends, les États-Unis ont profité de la règle du consensus pour refuser la nomination de nouveaux juges à l’Organe d’appel. Depuis décembre 2019, les appels se font « dans le vide » rendant impossible tout jugement définitif et donc toute éventuelle sanction.

Les deux grandes fonctions de l’OMC, les négociations commerciales internationales et la procédure de règlement des différends, sont aujourd’hui devenues inopérantes comme l’a confirmé l’échec de la 13e Conférence ministérielle de l’OMC d’Abou Dhabi (26 février – 2 mars 2024). L’instabilité géopolitique actuelle et la forte poussée protectionniste réactivée sous la présidence Trump, ne laissent pas beaucoup d’espoir alors même que la transition énergétique et environnementale, la révolution numérique ou encore l’insécurité alimentaire et sanitaire, exigeraient une coopération multilatérale que l’OMC aurait vocation à orchestrer.

Après avoir maintes fois annoncé sa mort un peu prématurément, la grande innovation institutionnelle qu’a été l’OMC a bien fini par entrer dans une sorte de mort cérébrale.

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