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75ᵉ anniversaire de la Victoire de 1945 : la Russie veut-elle vraiment « remettre ça » ?

Un passant portant un masque de protection passe devant une affiche célébrant le 75e anniversaire de la Victoire, à Moscou, le 19 avril 2020. Kirill Kudryavtsev/AFP

Il faut d’abord le rappeler : la Seconde Guerre mondiale a été gagnée contre l’Allemagne nazie grâce, en bonne partie, à l’engagement de millions de Soviétiques – Russes et non Russes – qui ont subi des pertes humaines effroyables et ont été traités de façon particulièrement cruelle par les Allemands, que ce soit sur les champs de bataille, dans les territoires occupés ou dans les camps de prisonniers.

Parce que chaque famille ou presque a été touchée dans sa chair, le 9 mai – qui commémore la Victoire de 1945 et n’est férié que depuis 1965 – est la fête nationale dans laquelle se reconnaissent le plus de Russes. Toutefois, elle est de plus en plus instrumentalisée par les dirigeants pour affirmer une sorte de primauté morale face aux pays voisins et activer un patriotisme agressif à l’intérieur.

Des interprétations différentes et conflictuelles

Les mémoires de la Seconde Guerre mondiale demeurent plurielles et souvent conflictuelles en Europe centrale et orientale. Le choix de célébrer la fin du conflit le 8 mai, comme en Europe occidentale, ou le 9 mai, comme en Russie, loin d’être anecdotique, indique l’interprétation de la guerre qui est privilégiée. C’est pourquoi à Riga, capitale de la Lettonie où vit une importante communauté russophone, la Victoire est fêtée à la fois le 8 et le 9 mai, en des lieux différents et par des segments de population qui ne se mêlent que rarement ces jours-là.

De même, le fait de parler de « Seconde Guerre mondiale » ou de « Grande Guerre patriotique » est révélateur, ces deux groupes nominaux n’étant pas synonymes, puisque la première commence en 1939 et la seconde le 22 juin 1941, date de l’invasion de l’URSS par le Reich – ce qui permet d’évacuer l’attaque de la Pologne, de la Finlande et des pays baltes par l’URSS. La question du comportement de l’URSS entre août 1939 et juin 1941 demeure, en effet, sensible, tout comme celle des raisons et des conséquences de la signature du pacte Molotov-Ribbentrop le 23 août 1939 et celle des purges menées au sein de l’Armée rouge par Staline avant la guerre et, donc, de l’impréparation de l’URSS à l’attaque allemande du 22 juin 1941.

Une autre question est particulièrement conflictuelle : l’URSS a-t-elle libéré les pays d’Europe centrale et orientale du nazisme en 1944-1945 et/ou les a-t-elle occupés (directement ou à travers l’instauration d’un régime communiste local) jusqu’en 1989 ou 1991 ? Tandis que la plupart des dirigeants, voire des citoyens, de l’Europe jadis communiste font valoir cette dernière vision des choses, la Russie poutinienne, elle, accuse les Baltes, et depuis 2013 l’Ukraine, d’éprouver à ce jour des sympathies pour les nazis et d’encourager une renaissance du « fascisme ». Reprenant à son compte l’opposition binaire cultivée par l’URSS, elle se prétend « antifasciste » par essence et accuse ceux qui contestent son autorité de « fascisme » à des degrés divers (soit dit en passant, cette détermination de l’URSS, puis de la Russie, à remplacer le terme de « national-socialisme » par celui de « fascisme » mérite réflexion).

En outre, elle tend à justifier les purges staliniennes dont elle a pourtant été la première victime, et prétend que celles-ci ont permis à l’URSS de rattraper son retard économique et de gagner la Seconde Guerre mondiale (thèse notamment défendue dans ce manuel commandé et soutenu par l’administration présidentielle russe : Istorija Rossii. 1900-1945. 11 klass). De ce point de vue, la Victoire de 1945 donnerait un sens aux répressions staliniennes.

Inévitable, le conflit mémoriel entre Moscou et ses anciens satellites est devenu très visible en 2007 : la Russie a déclenché une émeute parce que les autorités estoniennes avaient décidé de déplacer une statue de soldat érigée en 1947 en hommage aux Soviétiques tués pendant la guerre. La question se pose en fait dans toute l’Europe jadis communiste : que faire des monuments affichant faucilles et marteaux ? À des rythmes différents, ces monuments ont été ou sont progressivement mis à l’écart. Ce n’est pas le cas en Russie.

Une transformation de la conception du 9 mai

Le tournant dans le discours russe sur le 9 mai a éclaté aux yeux de tous après l’annexion de la Crimée en 2014, mais avait été amorcé auparavant. En effet, à l’époque soviétique et dans les années 1990, un slogan primait : « Surtout, qu’il n’y ait plus jamais de guerre », et c’est ce slogan qu’ont traduit, dès les années 1950, des films merveilleusement humains, tels que La Ballade du soldat ou Quand passent les cigognes.

Ce slogan pacifique était répété lors des rencontres avec les anciens combattants organisées chaque 9 mai dans les parcs des grandes villes, et a été complété, le temps passant, par un autre : « Merci à nos grands-pères pour la victoire. »

Ces dernières années, un slogan très différent s’est imposé : « Nous pouvons remettre ça » – « ça » faisant référence à la déroute infligée par l’Armée rouge. Cette affirmation menaçante s’accompagne de formules martiales comme « À Berlin ! », placardée sur certaines voitures, ou encore « Les grands-pères ont vaincu, les petits-fils vaincront », avec la date de 1945 pour les premiers, et celle de 2014 ou d’une année ultérieure pour les seconds.

Parallèlement, des enfants de moins de six ans sont habillés en soldats de l’Armée rouge ou déguisés en tanks, une pratique qui reflète aussi le retour des enseignements dits « patriotiques » et des exercices militaires dans les écoles russes. Ce slogan « Nous pouvons remettre ça » est souvent illustré par des dessins explicitement sexuels : le sort réservé en 1945 au Reich par l’URSS y est promis aux États-Unis. Les pleurs et le deuil ont donc été largement remplacés par des fanfaronnades agressives. Ce tournant s’accompagne d’une revalorisation de la symbolique soviétique et de la personne de Staline, qui aurait permis la Victoire. Un projet idéologique s’affirme.

Il s’accompagne de la large distribution à la population de « rubans de Saint-Georges ». Ce ruban orange et noir renvoie, en théorie, à la plus haute récompense militaire de l’Empire russe et à des médailles attribuées par Staline. Le sens de ce visuel, apposé également sur des bouteilles d’alcool ou des produits alimentaires, a lui aussi changé depuis son lancement : en 2005, il s’agissait de célébrer la Victoire en appelant à se souvenir ; désormais, ce ruban symbolise l’agressivité retrouvée de la Russie poutinienne, celle qui soutient notamment les « séparatistes » du Donbass.

Répétitions de la cérémonie du 9 mai, le 7 mai 2019 à Moscou. Kirill Kudryavtsev/AFP

Cette évolution suscite inquiétude et irritation dans l’espace ex-soviétique où le ruban de Saint-Georges est très mal vu. Perçu comme « un élément indissociable de la propagande du Kremlin », il est notamment interdit en Ukraine. Des groupes très provocateurs portent toutefois ces rubans jusqu’au cœur de l’Europe. C’est le cas des « Loups de la nuit », ces motards protégés par Poutine qui ont participé, sous la supervision des services russes de renseignement militaire (GRU), à l’agression de la Crimée puis sont intervenus dans le Donbass ukrainien. Du coup, leur volonté d’aller fêter la Victoire à Berlin, en brandissant rubans de Saint-Georges et drapeaux des « Républiques populaires » de Donetsk et de Lougansk, inquiète les voisins de la Russie. Dès 2015, la Pologne refuse de les admettre sur son territoire ; d’autres pays l’ont depuis imitée.

Apparemment plus émouvant, le phénomène du « Régiment immortel » – une manifestation initialement spontanée lancée à Tomsk en 2012 et rapidement reprise en main par les autorités, qui consiste à défiler avec des photos de parents ayant participé à la guerre – relève d’une même logique de communication à double sens ; c’est pourquoi le Bélarus, par exemple, refuse d’enregistrer l’association voulant organiser ce défilé, et privilégie sa propre manifestation dans laquelle il n’y a ni drapeaux soviétiques, ni rubans de Saint-Georges.

La lassitude en Russie même

Ces derniers mois, le ton n’a cessé de monter entre, d’une part, les dirigeants russes et, d’autre part, la Pologne et la Tchéquie, sur l’interprétation et les commémorations de la fin de la Seconde Guerre.

En Russie aussi, beaucoup rejettent l’évolution du discours sur cette guerre et sur le 9 mai. Ils critiquent les débauches de rubans de Saint-Georges, la militarisation de cette commémoration et le slogan « Nous pouvons remettre ça ». Certains évoquent même une « parade de bêtise sur les os de la Grande Victoire ». De nombreux Russes ont également été choqués par une fresque qui représente le défilé de la Victoire de 1945 et inclut un portrait de Staline : elle est censée décorer une église kaki qui, dédiée aux forces armées russes, devrait être inaugurée le 9 mai. D’après la Novaïa Gazeta, le patriarche Kirill, « “emporté par le culte de la Grande victoire” », a béni par avance « toutes ces expériences symboliques qui transforment le christianisme en religion de la guerre ».

Le succès de cette escalade est loin d’être garanti à moyen terme. En effet, 80 % des habitants de Russie, fatigués des promesses non tenues, des détériorations de leur niveau de vie et de l’isolement croissant de leur pays, aspirent à des relations amicales avec l’Occident. Ce qui semble exclure les « Nous pouvons remettre ça » et les virées des « Loups de la nuit »…

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