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À propos des habitants de la Lune, de Mars et de Vénus

Gravure colorée, Astronomie populaire, Flammarion. Raven/Wikimedia, CC BY-SA

Ranger les êtres dans le bon ordre, sur la Terre, et même dans l’univers… Le développement des sciences naturelles au cours du XIXe siècle, notamment suite aux travaux de Darwin, donna lieu à une « classification » des êtres vivants en espèces apparaissant plus ou moins « remarquables », « évoluées », « intelligentes » ou encore « utiles » à l’homme. Une problématique que nous avions traitée dans l’exposition-dossier « Plus ou moins bêtes : les animaux et l’éducation », au MUNAÉ.

Une telle logique de « classification » n’a pas été sans entraîner des biais, voire des travers, dans la mesure où elle s’appliqua également aux êtres humains dans le cadre d’une catégorisation en « races » (ce que l’on nomme aujourd’hui le racialisme). Une des figures du processus fut le célèbre Paul Bert, proche de Jules Ferry, partisan de « l’école gratuite, laïque et obligatoire », certes, mais également auteur de manuels scolaires où s’exprimait sans ambages l’idéologie « racialiste ».

Extrait de F. Faideau et A. Robin, « Histoire naturelle, troisième année : enseignement primaire supérieur de jeunes filles ». Paris, Librairie Larousse, 1910. © Réseau Canopé – Le Musée national de l'Éducation., CC BY

L’ethnocentrisme, et la logique « classificatoire » évoquée là, se sont également manifestés lorsque des penseurs des débuts de la IIIe République en sont venus à échafauder des hypothèses à propos du peuplement des planètes du système solaire.

On prendra ici pour exemple un des ouvrages les plus connus sur le sujet, Astronomie populaire, de Camille Flammarion (initialement édité en 1880), couronné par l’Académie française et adopté par le ministre de l’Instruction publique pour les bibliothèques populaires.

Il se situe pleinement dans le projet positiviste, exprimant à de multiples reprises le primat du raisonnement hypothético-déductif et le fait que la science, en progression permanente, permettra bientôt de lever toutes les incertitudes.

A contrario, les époques plus lointaines sont assimilées à la barbarie et à l’ignorance (édition de 1890, p. 547) :

« En ce temps-là, on croyait au diable, aux sorciers, aux sciences occultes, et la justice humaine ne s’est pas fait défaut, pas plus que l’inquisition, de brûler vifs, torturer, pendre, décapiter, écarteler, rouer, de pauvres diables qui n’avaient d’autres crimes sur la conscience que d’être dupes de leur propre imagination et victime d’une société fondée sur de faux principes (s’en suit une condamnation de l’astrologie) ».

La vie lunaire

Exposant « les règles de la méthode », Flammarion en vient à nous faire part de ses conclusions sur le peuplement de la Lune :

« Lors donc qu’on déclare que la Lune est inhabitée, parce qu’on n’y voit rien remuer, on s’illusionne singulièrement sur la valeur du témoignage télescopique l’[auteur présente des travaux “d’observateurs de la lune” concluant en l’habitation du lieu, à des manifestations de caractère industriel]. […] Répétons-le, nos meilleurs télescopes ne rapprochent pas la Lune à moins de quarante lieues. Or, à une pareille distance, il est non seulement impossible de distinguer les habitants d’un monde, mais les œuvres matérielles de ces habitants eux-mêmes restent invisibles ; chemins, canaux, villages, cités populeuses même, restent cachés par l’éloignement ».

Sans être affirmatif, la « vie lunaire » apparaît ici comme une hypothèse, et

« les habitants de la Lune, s’ils existent, doivent être absolument différents de nous comme organisation et comme sens, et certainement bien plus différents de nous par leur origine que ne le sont les habitants de Vénus ou de Mars ».
(extraits des pages 187, 192, 197).

Concernant le peuplement de Mars ou de Vénus (où l’on remarque la présence d’atmosphère), le postulat de l’existence d’une vie, et de civilisations, est affirmé avec plus d’enthousiasme. Et l’on va retrouver ici la logique de « classification » des êtres en fonction de leur hypothétique « évolution ».

Après avoir décrit les conditions a priori peu hospitalières de la vie sur Vénus, l’auteur indique pourtant (p. 463) :

« Mais il ne faudrait pas en conclure pour cela que ce monde fut inhabitable et inhabité. On peut même supposer, sans exagération, que ses locataires naturels, organisés pour vivre dans leur milieu, s’y trouvent à leur aise comme le poisson dans l’eau, et jugent que notre Terre est trop monotone et trop froide pour servir de séjour à des êtres actifs et intelligents. […] Tout ce que nous pouvons penser, c’est que la vie organisée sur Vénus doit être peu différente de la vie terrestre et que ce monde est l’un de ceux qui nous ressemblent le plus ».

« Vue de la Terre de la Lune », où la Terre est représentée par l’Europe et l’Afrique avec la France au centre. © Réseau Canopé – Le Musée national de l'Éducation., CC BY

« Humanités planétaires »

Pour Mars, Flammarion développe un raisonnement du même type, après avoir décrit la géographie des lieux (qui serait similaire à celle de la Terre) à partir de « témoignages » :

« Ainsi, d’après la concordance de tous les témoignages, les mers, les nuages et les glaces polaires de Mars sont analogues aux nôtres, et l’étude de la géographie martienne peut se faire comme celle de la géographie terrestre. […] Les végétaux de Mars sont-ils persistants à travers l’année, comme un grand nombre de plantes terrestres, telles que l’herbe des prairies, le buis, le fusain, le rhododendron, le laurier, le cyprès, l’if, le sapin, etc., etc., ou bien les feuilles tombent-elles en hiver pour repousser le printemps ? Nous ne le savons pas encore. […] Nous n’avons encore aucune base pour juger de l’état intellectuel des humanités planétaires (sic). Tout ce que nous pouvons penser, c’est que le moral étant naturellement en rapport avec le physique, plus la planète est rude et moins la sensibilité doit être grande, de sorte que sans doute les habitants de Mercure et Vénus peuvent être en effet moins « intellectuels » que nous. D’autre part, les humanités progressent avec le temps, et Mars s’étant formé avant la Terre et s’étant refroidi plus vite doit être à son apogée, tandis que nous sommes encore des enfants qui jouent sérieusement au cerceau ».
(p. 480, 483, 488).

Il est intéressant de remarquer là le procédé rhétorique employé : la science ne permet pas encore de valider certaines hypothèses, mais les « postulats de base » (vie sur Vénus et Mars, présence de végétaux sur Mars, etc.) semblent bien arrêtés.

Un ouvrage de Flammarion pour lycéennes. © Réseau Canopé – Le Musée national de l'Éducation., CC BY

L’imposant ouvrage de Camille Flammarion (839 pages) donna lieu à d’autres productions du même auteur utilisées à des fins pédagogiques, où l’on retrouve les mêmes théories, évoquées en général plus succinctement. Les collections du Musée national de l’Éducation attestent de leur présence dans des bibliothèques scolaires, notamment en lycée. Et plus de 100 ans après ces publications, qui peuvent aujourd’hui faire sourire, on peut se poser la question, comme nous le ferons dans une prochaine exposition au MUNAE : « La science est-elle solide ? », comment seront regardés les écrits scientifiques actuels au XXIIe siècle ?

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