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À quoi sert la violence des mouvements écologistes ? Le rituel de l’écodésordre, entre spectacle et espoir d'un nouveau monde

Manifestation de soutien aux Soulèvements de la Terre en juin 2023 à Paris.
En juin 2023, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin qualifiait les Soulèvements de la Terre de groupe « écoterroriste ». Emmanuel Dunand/AFP

La question de la violence a récemment été mise en tension avec celle de l’écologie politique, à travers la dissolution – finalement annulée par le Conseil d’État – du collectif écologiste Les Soulèvements de la Terre. Argument invoqué : les affrontements avec les forces de l’ordre lors des manifestations, mais surtout la violence contre les biens, en particulier ce printemps à Sainte-Soline.

« Un cap supplémentaire a été franchi » dans la violence, tant lors des manifestations contre la réforme des retraites que lors du rassemblement contre les mégabassines à Sainte-Soline, estimait le rapport de la commission d’enquête sur les « groupuscules violents » rendu public ce 14 novembre. Désobéissance civile pacifiste nécessaire pour les uns, illégalisme violent à réprimer pour les autres. Qu’en est-il vraiment ?

La violence comme rituel et comme spectacle

Dans l’immense majorité des cas, pour les activistes écologistes, le franchissement de la légalité advient lorsqu’ils estiment que toutes les tentatives de contestations démocratiques ont été épuisées. Ensuite, certains éléments ethnographiques semblent nous indiquer que dans les pratiques de dégradations, de désarmements, d’occupations illégales ou de manifestations de masse menant à la confrontation, la violence est avant tout une tentative politique de reprendre le pouvoir sur un monde menaçant par l’ouverture d’un nouvel imaginaire spectaculaire.


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Il faut souligner que les mobilisations écologistes semblent faire office de catalyseur des luttes, et apportent de ce fait une diversité de tactiques militantes dont l’intensité est variable, mais dont la violence reste essentiellement codée et limitée. Ces observations ethnographiques convergent, à ce titre, avec les travaux de terrain portant sur la violence émeutière, laquelle obéit à une casuistique de l’affrontement, un désordre chaotique et pourtant réglé s’apparentant bien souvent à une pratique festive.

Comprendre : cette violence produit un spectacle, dans le sens où il y a en général un petit nombre d’acteurs de la violence, face à un grand nombre de spectateurs qui l’approuvent. Comme tout spectacle, et donc comme tout rituel, l’usage de la violence reste limité par un ensemble de règles, de code, et par des individus dans le groupe qui vont orchestrer sa régulation.

Qu’est-ce que la violence légitime ?

C’est pourquoi, sur les terrains étudiés en France depuis janvier 2022 à travers une ethnographie de proximité, nous n’avons jamais observé un membre des forces de l’ordre isolé se faire lyncher, et ce même lorsque la répression avait infligé des mutilations et blessures importantes dans le camp militant. Les tirs de cocktails Molotov restent relativement marginaux, peu de militants étant enclin à franchir ce degré d’intensité de la violence qui nécessiterait selon eux de « réunir certaines conditions de sécurité ».

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Face à une administration publique gardée par quelques agents, les grilles vont être découpées, mais l’affront s’arrêtera là : « on leur a montré qu’on aurait pu rentrer quand on voulait ! » Il est possible de détériorer une entreprise, par exemple en lui coupant l’eau, ou en la saccageant, mais l’incendier ou la faire exploser dépasserait sans doute les limites tacites de la violence légitime.

Il ne s’agit pas ici d’évacuer les conséquences de la violence : la confrontation provoquant des brûlures et bris d’os chez les forces de l’ordre, éborgnements, arrachage de mains, perte du visage, voire la mort chez les militants. Les conséquences plus complexes sur les systèmes sociaux des « désarmements » et obstructions des voix publiques sont également bien réelles. Il ne s’agit pas ici non plus de minimiser les effets de contingence et d’opportunisme, ou encore le fait que la violence échappe parfois à tout contrôle (il nous est arrivé d’échapper de justesse à des tirs « amis », et parfois certaines dégradations dépassent les organisations).

Des manifestants se heurtent aux gendarmes mobiles, le 25 mars 2023 à Sainte-Soline. Yohan Bonnet/AFP

Mais la violence semble malgré tout obéir à des règles qui la limitent. Si la violence est à ce point limitée, quelle en est donc sa fonction ? Que sert-elle ?

Un rituel de l’écodésordre pour imaginer un nouveau monde

Une observation des phénomènes d’action directe offensive nous indique que la violence semble être au service d’un rituel consistant à mettre à bas l’ordre établi en franchissant la limite de la loi et ceci afin de plonger dans l’imaginaire d’un nouvel ordre du monde. L’illégalisme s’entendrait comme le franchissement d’une frontière, un passage entre deux mondes. La violence est le couteau qui découpe une fenêtre vers cet autre monde, elle rend présent, aux yeux de tous, un avenir souhaité.

La nature des actions menées nous renseigne sur ce nouveau monde, dont les grilles des institutions seraient ouvertes, les infrastructures dégradant l’environnement mises hors d’état de nuire, la liberté d’occuper l’espace public absolue, l’alimentation non carnée, les échanges non marchands, la solidarité désinstitutionnalisée, etc.

Il s’agit d’un écodésordre, dont toutes les composantes tactiques participent à l’avènement d’un nouvel imaginaire qui devient plus palpable dans ce passage ouvert par la violence. Cette violence doit donc avant tout être comprise comme une résistance physique, qui s’inscrit dans le réel en opposition face à un ordre.

De l’impunité désacralisée

Reste que l’écodésordre est évalué, jugé et sanctionné au regard du référentiel établi par l’ordre politique et social de notre démocratie libérale. Dans cet ordre, le coup de cutter dans une bâche est une atteinte impardonnable à l’outil de production agricole. Dans l’ordre – pour l’instant imaginaire – de l’écologie radicale, il s’agit de désarmer une bombe climatique : désacraliser la propriété privée pour montrer ce qu’elle masque.

Autre exemple, lors des suites du premier procès issu de la cellule Déméter, le procureur accusait les antispécistes de vol et de maltraitance animale, provoquant quelques murmures outrés des activistes présents à nos côtés dans la salle. Pour le prévenu, celui-ci avait en effet libéré – et donc sauvé – un animal du massacre et des tortures d’un élevage intensif.

Ainsi, la violence exprimée à travers ces mobilisations exprime davantage une contre-violence qui vise à empêcher le développement d’une violence jugée encore plus grande et plus dangereuse, car elle vise toute la communauté (la crise climatique, l’effondrement de la biodiversité…) et pas simplement le propriétaire du bien. Mais l’écodésordre peut-il être légal ?

Écodésordre et illégalisme

Il semble que ce soit la constitutionnalité même de la république qui est touchée par cette question. On peut en effet lire dans ce texte fondateur que « le peuple français proclame solennellement son attachement aux droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement de 2004 ». Rappelons, à toutes fins utiles, que cette charte de l’environnement édicte

« qu’afin d’assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins ».

Or, en s’appuyant sur des arguments scientifiques, les activistes écologistes considèrent que les décisions gouvernementales confortent la trajectoire catastrophique de l’Anthropocène, et précipitent des effondrements à venir. Selon eux, il y aurait une faillite de l’État à protéger ses propres citoyens et les générations à venir. C’est de là sans doute que d’anciennes aspirations jacobines réemergent à nouveau, et que l’article 35 de la Constitution du 24 juin 1793 résonne dans certains imaginaires : « quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »

On assiste alors à un renversement de la perception de la violence. Au nom du progrès social, nos sociétés ont accepté le développement d’une violence écologique (écocidaire) contre l’environnement autrefois perçu comme une « bonne violence ». Cela a produit une forme d’impunité environnementale : ni responsable, ni coupable pour les actes préjudiciables à l’environnement.

Mais aujourd’hui, la perception et la justification de cette violence contre l’environnement ne sont plus acceptées par certains activistes. Continuer à détruire l’environnement n’est plus justifiable au regard de l’ampleur des conséquences terrestres. Selon cette logique, il y aurait une nécessité de remettre en cause l’ordre social, économique et politique qui continue à justifier ces attaques contre l’environnement au nom de principes jugés obsolètes.

Désobéissance civile ou mouvement de résistance ?

Dans cette perspective, il nous semble absurde de parler de désobéissance civile pour l’écologie radicale. Elle relèverait bien plus de la catégorie des mouvements de résistance dans la mesure où elle affirme son identité non pas dans la transition, mais dans la rupture. Elle regroupe un collectif d’acteurs civils et institutionnels mêlant un ensemble de procédés plus ou moins radicaux de non-coopération, voire de confrontation avec une adversité.

Comme la résistance, elle s’attaque au pouvoir en place, mettant en cause la prétendue légitimité de sa présence, ses symboles, sa propagande et ses moyens de répression. L’écologie radicale pose aujourd’hui les mêmes questions que la résistance (civile en particulier). Ainsi que l’écrivait Jacques Semelin en 1989 dans « Sans armes face à Hitler », les questions sont les suivantes :

  • Qu’avons-nous aujourd’hui à défendre ?

  • Qu’est-ce qui fonde notre identité collective ?

  • Quelles sont les valeurs qui méritent d’être défendues en cas de crise menaçant la sécurité et l’intégrité de nos sociétés ?

La lutte du Larzac, un combat pas exempt de répression policière, ici avec la mobilisation de gendarmes mobiles. Community of the Ark of Lanza del Vasto/Wikipedia, CC BY, CC BY-NC-ND

Finalement, assiste-t-on vraiment à une intensification de la violence au sein du mouvement écologiste ? Si l’on se souvient qu’en 1982 l’élu écologiste Shaïm Nissim tirait « pacifiquement » au lance-roquette sur Malville et que quelques années auparavant un véhicule bélier du Larzac enfonçait les grilles de la préfecture, on peut en douter. Mais qu’adviendra-t-il de la contestation sociale globale lorsque les conditions environnementales seront tellement dégradées que la satisfaction des besoins sera remise en cause ?

Bien heureux alors le temps des salades arrachées et de la violence contenue au seul rituel de l’écodésordre de la résistance civile. La dissolution du mouvement par les autorités se révèle ainsi être une tentative maladroite – ou désespérée – de circonscrire le désordre dans un mouvement, alors que nous serions en fait en présence d’un phénomène social diffus : une désacralisation de l’impunité environnementale à l’origine de l’avènement d’un illégalisme. Et qui, face à la menace existentielle, pose la question de la régulation globale de la violence à nouveaux frais.

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