Les gouvernements des provinces canadiennes sont, plus que jamais, sous pression pour trouver des solutions aux problèmes d’accès aux services de santé.
Parmi les solutions actuellement considérées, au Québec et en Ontario notamment, il y a le recours accru au secteur privé, mais avec un financement qui resterait public.
Certains vont plus loin. Ils estiment qu’il faudrait autoriser plus largement, en marge du système public, une offre de services de santé qui seraient financés directement par les patients ou par l’entremise d’assureurs privés. Les tenants de cette approche suggèrent qu’il pourrait en résulter une plus grande accessibilité pour ceux qui auraient les moyens de recourir à ces services et, ce qui est beaucoup moins certain, un allégement du fardeau du système public.
Cette approche se heurte toutefois à des obstacles juridiques qui sont présentement contestés devant les tribunaux. La Cour suprême du Canada pourrait d’ailleurs avoir à se prononcer à ce sujet dans le cadre de l’affaire Cambie. On le saura sous peu.
Il s’agit d’un recours judiciaire entrepris par la clinique privée de chirurgie Cambie Surgeries Corporation et d’autres intervenants au cours des années 2010 en Colombie-Britannique. L’objectif est de faire invalider les dispositions d’une loi provinciale qui interdisent l’assurance privée « duplicative » (couverture privée d’assurance pour des services déjà assurés dans le cadre du système public) et la « surfacturation » (facturation suivant un tarif supérieur à celui du système public) pour les services médicaux, sous le motif qu’elles constitueraient une atteinte aux droits à la vie et à la sécurité.
De quoi est-il question ? Et à quoi peut-on s’attendre à ce sujet pour l’avenir ?
Étant avocat et engagé depuis plus de vingt ans dans diverses activités d’enseignement et de recherche liées au droit et aux politiques de la santé, je m’intéresse aux questions qui concernent l’encadrement du secteur public et du secteur privé en santé.
Retour sur l’affaire Chaoulli : l’histoire va-t-elle se répéter ?
Pour mieux anticiper le dénouement possible dans le dossier Cambie, il faut nécessairement revenir à l’affaire Chaoulli, qui a fait couler beaucoup d’encre au Québec et ailleurs au Canada au début des années 2000.
Le Dr Jacques Chaoulli et un patient, George Zeliotis, avaient alors entrepris de contester les dispositions des lois québécoises interdisant l’assurance privée duplicative. Ils fondaient leur recours sur plusieurs droits protégés par les chartes, canadienne et québécoise, dont notamment les droits à la vie et à la sécurité.
Les tribunaux québécois ayant rejeté ces contestations en 2000 et en 2002, la Cour suprême s’est pour sa part prononcée en 2005. Elle a alors estimé que les restrictions contestées pouvaient, dans certaines circonstances, compromettre le droit à la vie et à la sécurité des personnes qui ne peuvent obtenir en temps utile les services requis par leur état de santé auprès du système public, puisqu’elles les privent potentiellement d’un accès à ces services auprès du secteur privé.
Sur la base de la charte québécoise, une courte majorité (4 juges sur 7) a conclu que cette atteinte n’était pas justifiable dans une société libre et démocratique et que les restrictions en question devaient donc être invalidées. Ces juges ont alors notamment considéré que l’expérience d’autres provinces et de pays de l’OCDE indiquait que des choix différents, ayant moins d’impacts sur les droits des individus, pouvaient être faits pour atteindre les objectifs de sauvegarde du système public. Devant les failles de ce dernier, ils ont estimé que les tribunaux devaient intervenir.
Les juges minoritaires, eux, ont plutôt trouvé comme principale justification des mesures contestées qu’elles visent à soutenir un système public qui, aussi imparfait soit-il, a pour objectif d’assurer l’équité dans l’accès aux services de santé, en fonction des besoins des individus plutôt que de leur capacité de payer. Ils ont de plus estimé que devant la complexité des enjeux, il fallait faire preuve de déférence quant aux choix du législateur à cet égard.
À la suite de ce jugement, le gouvernent québécois n’a eu d’autres choix que d’initier une révision de lois applicables. Il a ainsi procédé à une ouverture parcimonieuse au secteur privé pour certaines chirurgies bien ciblées (cataractes, hanches et genoux), en offrant également une garantie d’accès à ces services dans le secteur public.
Le bilan de ces mesures est sans doute mitigé, mais elles n’ont pas entraîné, à elles seules, le démantèlement du système public au profit du secteur privé.
Les similitudes et les particularités du dossier Cambie
Le recours judiciaire entrepris par la clinique privée Cambie Surgeries Corporation a plusieurs similitudes avec l’affaire Chaoulli. D’abord, les tribunaux de première instance et d’appel ont rejeté la contestation, dans des jugements rendus en 2020 et 2022. Cet été, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a reconnu l’atteinte aux droits en cause, mais n’a pas invalidé les dispositions contestées, considérant notamment qu’elles sont justifiables dans le cadre d’une société libre et démocratique.
Le Dr Brian Day, fondateur de la clinique Cambie, a alors annoncé qu’il prévoyait qu’une demande d’autorisation d’en appeler serait soumise à la Cour suprême du Canada, ce qui a été confirmé à la fin septembre 2022. Si la Cour suprême autorise cet appel, l’affaire Chaoulli retiendra certainement l’attention. Il n’est toutefois pas assuré que le jugement à venir irait dans le même sens.
Il y a quelques éléments distinctifs sur les plans factuels et juridiques. Par exemple, dans le dossier Cambie, l’interdiction de la surfacturation est également contestée. Aussi, c’est uniquement sur la base de la Charte canadienne que le plus haut tribunal du pays aurait à se prononcer, ce qui peut conduire à une analyse un peu différente que sous la Charte québécoise.
Dans l’arrêt Chaoulli, il n’y avait pas de majorité claire sur la violation de la Charte canadienne, notamment sur la question de la conformité aux « principes de justice fondamentale ». Le juge de première instance et deux des trois juges de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique ont estimé que les mesures contestées sont conformes à ces principes, puisqu’elles ne sont ni arbitraires ni disproportionnées.
Par ailleurs, il faut considérer les changements intervenus dans la composition de la Cour suprême depuis 2005. Aucun des juges qui siégeaient dans l’affaire Chaoulli n’est aujourd’hui sur le banc. Aussi, l’approche de certains juges nouvellement nommés n’est pas bien connue sur de tels enjeux.
Le maintien d’un système public fort : une question d’abord politique
Si la Cour suprême devait invalider les interdictions législatives concernant la surfacturation et l’assurance privée duplicative, il s’agirait bien sûr d’un développement favorable à l’expansion du secteur privé en santé.
Pour préserver le système public, les autorités de la Colombie-Britannique pourraient toutefois tenter de faire comme le Québec après le jugement Chaoulli. Elles pourraient ainsi procéder à une ouverture circonscrite à certains services privés en offrant des garanties d’accès correspondantes dans le système public.
À l’inverse, même si la Cour suprême confirmait la validité des dispositions contestées, le développement d’une offre parallèle de services privés ne serait pas définitivement exclu.
L’idée d’une plus grande ouverture au privé en santé, sous différentes formes, est présente dans les programmes de certains partis politiques fédéraux et provinciaux. Si la Loi canadienne sur la santé pose des conditions visant le maintien par les provinces d’un système public accessible et universel, elle n’interdit pas qu’il y ait des services privés de santé qui se développent en marge de ce même système. D’autres contestations judiciaires visant certaines mesures de protection du système public pourraient aussi intervenir dans le futur.
L’existence d’un système public de santé capable de répondre aux besoins de l’ensemble de la population de façon équitable est le fruit d’un consensus politique plus ou moins fort, selon les époques. Ce n’est pas le résultat d’une quelconque exigence enchâssée dans le « marbre constitutionnel », que les tribunaux auraient pour mandat de protéger contre vents et marées.
Des actions gouvernementales déterminées et novatrices sont donc requises pour faire en sorte que le système public de santé soit à la hauteur des besoins et ainsi éviter que l’adhésion de la population à son égard ne s’effrite.
NDLR Le 6 avril 2023, la Cour suprême a rejeté la demande d'autorisation d'en appeler dans l'affaire Cambie.