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Peut-on détacher notre vision de l'artisanat d'une envie de voyager dans le passé ? Shutterstock

Artisanat : à la recherche des temps perdus ?

Dans le sous-titre de son essai Contact paru en 2016, le philosophe Matthew B. Crawford pose la question suivante :

« Pourquoi avons-nous perdu le monde, et, comment le retrouver ? »

Il pose non seulement le constat d’une crise de l’attention imposée par les nouvelles technologies qui fragmentent nos vies mentales mais soutient également que la situation actuelle induirait une crise générale de contact avec le réel.

Tout cela impliquerait l’émergence d’individus hyperconnectés aux réseaux mais déconnectés de la « chair du monde ». Ils finiraient alors enfermés dans leur bulle, centrés sur eux-mêmes et incapables de communiquer.

Dans Les grandes villes et la vie de l’esprit, le philosophe et sociologue allemand Georg Simmel évoquait déjà en 1902 l’impact du mode de vie urbain sur les expériences sensibles des citadins, en particulier sur le toucher :

« Les sens du citadin sont mobilisés pour créer de la distance et pour éviter que l’on se touche d’une manière ou d’une autre. »

La perte de contact avec le réel est plus importante encore pour le salarié du tertiaire qui campe derrière son ordinateur. Comment alors retrouver du sens dans son activité en mobilisant ses sens et plus spécifiquement le toucher ? L’artisanat est une des pistes de réponse en faisant vibrer une certaine fibre nostalgique.


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Ambiance feutrée

Au carrefour des esthétiques décadentiste, naturaliste et romantique, l’écrivain Joris-Karl Huysmans évoquait à merveille le sentiment de ne pas être adapté au monde qui nous entoure :

« Lorsque l’époque où un homme de talent est obligé de vivre, est plate et bête, l’artiste est, à son insu même, hanté par la nostalgie d’un autre siècle. »

Ce choc, ce sentiment que ce monde n’est pas fait pour nous, c’est ce qu’on appelle la « modernité ». Ce passage trouve un formidable écho dans le sentiment ressenti par certains jeunes diplômés lorsqu’ils intègrent le monde du travail. C’est ce que nous avons baptisé le « mal du siècle » dans un article publié récemment avec notre collègue Marion Cina dans la revue M@n@gement.

Le « mal du siècle », c’est cette impression de ne pas vivre dans la bonne époque, d’avoir échoué sur les rives d’un siècle qui n’est pas le sien. Persuadés d’être nés au mauvais endroit au mauvais moment, les jeunes romantiques se réfugient tantôt dans la mélancolie, tantôt dans les vertiges de l’imagination tandis que les jeunes diplômés d’aujourd’hui trouvent leur salut dans le retour à la terre ou dans l’ambiance feutrée d’un atelier.

Au-delà d’une quête de sens comme signification du travail, le retour à l’artisanat peut aussi être envisagé comme une aventure nostalgique. Face au « mal du siècle », le recours au travail des mains permettrait de se reconnecter avec les choses perdues, de retrouver des techniques d’autrefois et de ressusciter des saveurs d’antan.

Voyage dans le temps

Miser sur l’artisanat comme un vecteur nostalgique est une des stratégies des marques de luxe. C’est en mobilisant les sens qu’elles stimulent l’imaginaire des clients potentiels : toucher les aspérités d’un cuir, respirer les combinaisons florales d’un parfum, voir les scintillements d’une parure… Les grandes maisons n’hésitent pas à solliciter les cinq sens pour convoquer un passé glorieux, pour mettre en avant l’exclusivité de leurs produits qui sont non seulement rares et raffinés mais qui proposent aux acquéreurs un véritable voyage dans le temps. Le luxe sait finalement s’appuyer sur les savoir-faire ancestraux pour mieux édifier l’iconographie surannée d’un âge d’or.

Au-delà du monde du luxe, on retrouve également ce lien intime entre artisanat et nostalgie dans des produits du quotidien. Dans son essai Matière première, le professeur de philosophie Raphaël Enthoven propose de décrypter des objets, des comportements et des personnalités de notre époque aussi disparates que le gel hydroalcoolique, Lady Gaga ou le micro-trottoir. S’inscrivant dans la veine du sémiologue Roland Barthes dans ses Mythologies, Enthoven s’arrête notamment sur la baguette de tradition française, surnommée « la tradi ». Il commence par la décrire avec précision en pastichant l’écrivain Francis Ponge dans son poème « Le Pain ».

Dans ce chapitre consacré à la reine des pains, Enthoven ne s’en tient pas seulement à une description minutieuse « de sa chair ambrée » puisqu’il la présente également comme une véritable machine à remonter le temps.

« La tradi n’a pas d’âge. L’épopée de sa confection nous parle d’un temps que les moins de cent ans ne peuvent pas connaître, d’une ère sans machines où la valeur tenait lieu de prix et l’homo faber était à lui-même son propre outil. La tradi date du bon vieux temps, de la légende avant l’histoire, de l’organique avant le vêtement. […] Le froment ne ment pas : la tradi, elle est nature. »

Un mirage contemporain ?

La formule est belle, et pourtant, la « tradi » est loin d’être « nature ». Cet éloge d’un produit issu d’une ère révolue empreinte de nostalgie contient d’ailleurs en lui-même sa propre critique, celle de n’être qu’imaginaire. Et c’est précisément à cet endroit que le bât blesse. L’artisanat tel que nous l’imaginons n’a vraisemblablement jamais existé.

Glenn Adamson, conservateur et historien américain, a ainsi démontré que notre vision contemporaine de l’artisanat n’était qu’une création récente, issue du XIXe siècle en réaction à la Révolution Industrielle. Le mouvement dit « Arts & Crafts », représenté notamment par William Morris en fut le fer de lance. Il s’agissait à l’époque de s’opposer à l’expansion sans limites de la fabrication industrielle, dont le caractère mécanique venait ôter toute beauté à la création d’objets du quotidien.

Linda Parry – William Morris and the Arts & Crafts Movement (1989).

Il en est de même aujourd’hui. L’artisanat serait un contrepoint nécessaire et salutaire à la production industrielle de masse. Il devient alors presque impossible dans l’imaginaire collectif de distinguer l’artisanat d’une certaine forme de romantisme. Tantôt exemple de reconversion heureuse pour salariés du tertiaire en mal de sens et de reconnaissance, tantôt figure héroïque d’un travailleur passionné et talentueux mis en scène par des téléréalités, l’artisan est à l’avant-garde d’une mythologie contemporaine idéalisant un âge d’or du travail qui aurait été perdu avec la modernité et ses avatars techniques. La main pourrait retrouver sa véritable vocation, celle de donner une âme à l’objet qu’elle fabrique, comme si l’artisan par son geste venait mettre un peu de lui-même dans sa production.

À force de penser l’artisanat de cette manière, on court le risque d’en faire un art de vivre sympathique mais cantonné aux marges de la société, en le réservant, au choix, aux excentriques ou aux génies. Si, comme l’indique Adamson, l’artisanat est perçu comme un antidote à la modernité, il ne peut alors s’émanciper complètement de la production industrielle, sa raison d’être ne se trouvant que dans un projet de contestation. On court alors le risque de le voir être asservi à la logique industrielle. Quoi de plus antinomique qu’un plat de cuisinier œuvrant dans un restaurant étoilé se retrouvant en tête de gondole d’une enseigne de supermarché bien connue suite à son passage dans une émission TV ? Quoi de plus conforme à la logique capitaliste qu’un néo-artisan organisant une levée de fonds sur une plate-forme de financement afin de développer sa production à plus grande échelle ?

Pour redonner du sens au travail, l’artisanat devrait se trouver une raison d’être autonome afin de ne pas se cantonner à n’être purement et simplement qu’un mouvement réactionnaire. Deux conséquences majeures découlent de ce constat. La première est de se penser comme un monde du travail à part entière, capable d’attirer et de fidéliser des travailleurs pour lesquels « faire un beau travail » est avant tout une revendication sociale où l’esthétique occupe le premier plan.

Par ailleurs, l’artisanat doit aussi pouvoir être confronté à ses limites, ses contradictions internes, voire également à la violence symbolique (et parfois physique) dont il peut faire preuve, afin d’être capable de se réformer en conséquence. Si l’on souhaite réellement donner du sens à l’activité des artisans, il est donc temps de repenser l’artisanat comme un acteur contemporain du travail, par-delà ses oripeaux romantiques. Cela passe alors inévitablement par un examen critique mais salutaire.

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