« Le fondement des sociétés démocratiques et libérales est l’esprit critique, qui se nourrit de la connaissance des humanités. Sans exception, les États totalitaires rejettent l’enseignement des humanités, et les États qui rejettent cet enseignement deviennent toujours totalitaires ». Tels étaient en 2015 les mots de Takamitsu Sawa, alors président de Shiga University au Japon, en réponse à une déclaration du premier ministre Shinzo Abe qui estimait que l’enseignement supérieur devait exclusivement « produire des ressources humaines qui correspondent aux besoins de la société ».
Cet échange montre que le monde de l’enseignement supérieur a longtemps fonctionné sur des dichotomies radicales opposant disciplines littéraires et sciences dures, humanités (lettres, philosophie et sciences humaines) et STEM (science, technology, engineering et mathematics), formations générales et formations professionnalisantes.
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Le critère clé permettant d’arbitrer entre ces différents couples serait leur supposée « utilité » à court terme sur le marché du travail ; un raisonnement longtemps partagé dans le monde anglo-saxon. Pour preuve, seuls 8 % des étudiants américains suivent aujourd’hui une majeure en humanités contre 17 % en 1967. Histoire, littérature, philosophie, langues, sont des disciplines en perte de vitesse au motif qu’elles seraient décorrélées des besoins de la vie professionnelle.
Une demande des employeurs
Notons que des États comme le Brésil, le Japon ou encore le Royaume-Uni (à travers le Research Excellence Framework) n’ont en outre pas hésité à réduire la part des humanités dans l’enseignement supérieur, estimant qu’elles manquaient « d’impact » aussi bien en termes de recherche que d’employabilité. Les humanités apparaissent, en conséquence, comme de plus en plus contraintes de justifier leur existence – quand elles ne doivent pas lutter pour leur survie dans l’enseignement supérieur.
Et pourtant, paradoxe qu’il convient de souligner, ce sont aujourd’hui les employeurs qui défendent les humanités : en effet, 80 % d’entre eux estiment que « l’ensemble des étudiants ont besoin de bases solides en arts libéraux (liberal arts) ». Cette expression courante dans le monde anglo-saxon, désigne les disciplines-socles telles que les mathématiques, les sciences sociales, l’histoire, la philosophie, les sciences physiques et de la vie et les disciplines artistiques. Les humanités en constituent donc un sous-ensemble.
Il est intéressant de rappeler que l’enseignement des arts libéraux est né dans l’université médiévale ; il était sanctionné par un diplôme, le « bachelor es arts », lequel permettait d’exercer un emploi intellectuel ou de poursuivre ses études dans une filière spécialisée : la médecine, le droit ou la théologie. Ce modèle de « bachelor » généraliste et transversal, éventuellement suivi d’une spécialisation a migré de la France vers l’Angleterre puis les États-Unis. Par un curieux paradoxe de l’histoire, ce modèle pédagogique revient aujourd’hui vers son pays d’origine. Notons au passage qu’il a perduré en France, sous une autre appellation, dans le modèle des classes préparatoires dont beaucoup mêlent enseignements littéraires et scientifiques, notamment celles qui préparent aux grandes écoles de management !
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Fait significatif, de plus en plus de business schools nord-américaines (mais aussi françaises) défendent l’intégration des « arts libéraux » dans leurs parcours. Jamie McKown, doyen-associé du College of the Atlantic, plaide ainsi pour une éducation complète associant aux disciplines directement professionnalisantes l’histoire, la littérature, les sciences politiques mais aussi les disciplines scientifiques traditionnelles.
Mieux payés à 40 ans
Il estime en effet que « les États-Unis perdront leur avantage concurrentiel » s’ils adoptent l’approche simpliste selon laquelle cette éducation aux STEM est la seule voie vers la réussite économique. D’ailleurs, le fondateur d’Apple Steve Jobs ne s’y trompait pas en déclarant, lors du lancement de l’iPad en 2011 :
« Chez Apple, la technologie seule ne suffit pas. C’est la technologie couplée aux arts libéraux, aux sciences humaines, qui donne les résultats nous réjouissent ».
Les humanités constituent complément indispensable aux compétences professionnelles, et cela à triple titre. D’abord, les humanités permettent d’acquérir des compétences durables, à la différence des savoirs techniques et technologiques. Un récent article publié dans la revue Nature met en évidence ces acquis : pensée critique, esprit de synthèse, ouverture d’esprit, pluralité des points de vue… bref, culture générale. A contrario, les savoirs techniques connaissent une obsolescence assez rapide. Voilà pourquoi, comme l’ont montré les chercheurs d’Harvard David J. Deming et Kadeem Noray, l’avantage salarial des diplômés des STEM est le plus élevé à l’entrée sur le marché à du travail. En revanche, il diminue de plus de 50 % au cours de la première décennie de vie active en raison de l’obsolescence des compétences acquises.
Par ailleurs, les arts libéraux et les humanités favorisent le développement de toutes sortes de compétences et, en particulier, les « soft skills », c’est-à-dire les compétences sociales, émotionnelles, ou comportementales qui ne relèvent pas d’un enseignement académique ou technique. C’est pourquoi ils sont aujourd’hui plébiscités par les employeurs. Une étude de 2018 conduite par l’Association of American Colleges and Universities, intitulée Fullfilling the American Dream : Liberal Education and the Future of Work, a notamment mis en évidence que les compétences les plus prisées par les employeurs sont précisément celles qui sont enseignées dans les cursus d’humanités : communication écrite et orale, pensée critique et créative, jugement éthique, capacité à travailler en groupe…
Or, ce même rapport révèle qu’il existe un décalage, parfois énorme, entre les acquis des jeunes diplômés et les besoins du marché identifiés par les responsables des ressources humaines.
En d’autres termes, un certain nombre de compétences non techniques mais indispensables à la conduite du travail font aujourd’hui cruellement défaut aux jeunes diplômés. Ce manque est d’autant plus dommageable que les actuels étudiants seront amenés à changer 12 fois d’emplois en moyenne au cours leur carrière. Dans ces conditions, maîtriser des compétences socles, qui échappent par leur nature même à l’obsolescence, est le meilleur passeport pour l’adaptation.
Enfin, un troisième argument plaide en faveur de l’étude des humanités et des arts libéraux : ces disciplines, en initiant à la complexité, préparent ceux qui les étudient à appréhender un monde de plus en plus incertain et à l’aube de changements majeurs avec notamment la transition énergétique qui s’annonce.
L’ensemble de ces éléments explique pourquoi, selon David Deming, à 40 ans, les anciens diplômés de STEM ont un revenu annuel moyen de 124 000 dollars environ contre 131 000 pour ceux qui ont suivi des études de sciences sociales.
Les arts libéraux, des disciplines humanistes
Un dernier argument mérite d’être relevé. Même si on peut douter que des sentiments emphatiques soient toujours convertis en actions altruistes, économistes, philosophes, sociologues, anthropologues, et même primatologues s’accordent pour reconnaître que l’empathie est une condition fondamentale, la « seconde main invisible », qui assure la stabilité de nos sociétés. Les arts libéraux, qui s’intéressent par définition à l’humain, peuvent ainsi permettre d’accroître le désir de vivre ensemble en facilitant la découverte de ceux que nous ignorons, dans toute leur complexité et leur diversité.
In fine, humanités et arts libéraux ne sont ni un supplément d’âme ni des disciplines qu’il conviendrait de minimiser au nom de leur supposée faible employabilité. Au contraire, non seulement elles accroissent les compétences professionnelles de ceux qui les maîtrisent mais, mises en œuvre, elles contribuent à renforcer le bien commun. Double raison qui explique qu’il faille, d’urgence, inverser la tendance et les mettre en avant, notamment dans les établissements d’enseignement supérieur qui forment une partie de l’élite de demain.
Bénédicte Decaux, responsable éditoriale à SKEMA Business School, a participé à la rédaction de cet article.