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Au Cachemire, la guerre des langues fait rage dans l’ombre

Dal Lake, Srinagar, sous des nuages chargés. Massimo Montorfano/Flickr, CC BY-NC-ND

Une guerre peut en cacher une autre. Le 5 août 2019, le gouvernement indien a abrogé les articles 370A et 35A de la Constitution indienne pour retirer une partie de son autonomie au Jammu-et-Cachemire, territoire situé dans le nord de l’Inde et frontalier avec le Pakistan et la Chine. De longue date déjà, ce « paradis perdu » vit entre couvre-feu, violences et coupure des moyens de communication.

Depuis août 2019, la situation s’est aggravée. Internet n’a ainsi été que partiellement rétabli le 4 mars 2020. Les habitants, désormais enfermés dans une prison vivante de 92 437 km2 (soit la taille du Portugal), subissent la crise sanitaire de façon particulièrement dramatique.

Mais, au-delà des arrestations arbitraires et autres exactions, c’est autour de la langue maternelle et de la langue officielle que se déroule une tout autre bataille.

Politique et linguistique

Dans cette région du monde (qui incluait alors le Pakistan), l’ourdou est la langue officielle unique depuis 1889, et selon l’Article 145 de la Constitution 1957, « l’anglais peut être aussi employé à des fins officielles ».

Or en novembre 2019, le parti nationaliste indien Bhartiya Janta Party (BJP), au pouvoir depuis 2014, annonçait que, au Cachemire, l’ourdou devrait être à terme remplacé par l’hindi (528 millions de locuteurs, soit 43,6 % des habitants en Inde selon le recensement de 2011).

Cette annonce vient de facto remettre en cause l’usage très politique de l’ourdou, dont se sont emparés les partis et mouvements politiques pour marquer leur identité islamique, distincte du reste de l’Inde. Par ailleurs, de nombreux militants, associations et journaux se servent aussi de l’ourdou comme langue de communication, dans un contexte de conflit permanent entre l’Inde et le Pakistan depuis 1947, qui se disputent la souveraineté de cet État où, historiquement les cultures musulmanes et hindoues ont longtemps cohabité.

L’ourdou, une langue adoptée sans heurts

L’ourdou, langue venue de l’extérieur, plus particulièrement du nord de l’Inde, ne ressemble à aucune de la trentaine de langues parlées dans la région du Jammu-et-Cachemire.

Elle y a trouvé sa place sans heurts, mais représente seulement 0,13 % de locuteurs (d’après le recensement indien de 2011). Au total, l’ourdou comprend 171 millions de locuteurs dans le monde.

C’est justement son origine étrangère qui l’a permis. Comme l’explique le chercheur M. Ashraf Bhat :

« L’ourdou n’étant la langue maternelle d’aucune personne dans la région, il était la seule et la meilleure alternative neutre disponible pour unir des gens de différentes zones géolinguistiques. »

La présence de l’ourdou au Cachemire est par ailleurs attestée par le truchement d’écrits islamiques dès le milieu du XVIe siècle. On pourra aussi signaler le riche héritage littéraire que l’ourdou a importé du persan, présent quant à lui dans la région depuis le XIVᵉ siècle.

La langue véhiculaire devient ainsi langue officielle jusqu’à l’arrivée en 1845 des Britanniques. Ces derniers ont toujours incité les dirigeants du Cachemire, la dynastie Dogra (1828-1947), à utiliser l’ourdou afin d’harmoniser et faciliter la communication avec le pouvoir colonial.

Une femme dogra au Cachemire indien. Prabhu B. Doss

Une dizaine de langues « cachemiries »

D’origine indienne, j’avoue ne pas avoir compris, pendant mon enfance, comment l’ourdou avait pu devenir la langue officielle d’une région où le cachemiri (2,4 millions de locuteurs), suivi par le dogri (1,2 million), était parlé majoritairement. Ces dernières langues appartiennent à la même famille linguistique indo-aryenne (Munshi, 2018) que l’ourdou.

De nombreuses personnes d’origine cachemirie interviewées dans le cadre de ma recherche (entre octobre et novembre 2019) consacrée à la place de l’ourdou au Cachemire indien m’ont indiqué qu’en fait, si ces deux langues locales avaient été reconnues comme langue officielle, les locuteurs des autres communautés linguistiques tels que le gojri, le pahadi, le ladakhi et ainsi de suite se seraient sentis trahis et exclus. Selon Mehdi Khawja, un jeune étudiant du Cachemire interviewé au mois d’octobre 2019, une éventuelle promotion de la langue cachemirie en tant que langue officielle serait considérée comme hostile et la région risquerait alors une guerre de langue en son sein.

Cela explique aussi pourquoi, face à la résistance farouche, entre autres, des locuteurs de langues dravidiennes comme le tamoul ou le telugu dans le sud de l’Inde, le hindi n’a pas à ce jour été accepté comme langue nationale en Inde.

Une langue véhiculaire

L’ourdou est perçu comme une langue véhiculaire dans tout le Cachemire indien. Il est parlé, sous des formes diverses, non seulement par les musulmans mais aussi par les hindous des hautes castes (puisqu’il s’agissait d’une langue de haute administration) ainsi que par des sikhs, des chrétiens, des bouddhistes et d’autres groupes ethniques. L’ourdou a donc réussi à rapprocher différents peuples tout en préservant leurs cultures indigènes.

Il jouit également d’un certain prestige parmi les musulmans dans la vallée du Cachemire du fait de sa proximité littéraire et culturelle avec le persan.

Aujourd’hui, les parents souhaitent que les enfants emploient l’ourdou plutôt que cachemiri, leur langue maternelle. Les Cacehmiris nés après 1990 préfèrent converser en ourdou pour faciliter leur assimilation dans le reste de l’Inde, tant sur le plan de l’éducation que de l’emploi, montrant ainsi une volonté d’intégration au système indien.

Un jeune Cachemiri tente de réapprendre via YouTube la langue cachemirie aux plus jeunes (anglais/cachemiri).

Ishfaq, habitant de Srinagar et vivant à Delhi, affirme que les Cachemiris musulmans ont une mauvaise image dans les médias et en souffrent dans la vie quotidienne en Inde. La langue cachemirie, pour lui, devient un marqueur d’humiliation. D’après Mehdi Khawja, la jeune génération préfère l’ourdou à l’anglais, mais pas le cachemiri.

Défendre la langue cachemirie

Le Bhartiya Janta Party au pouvoir souhaite mettre fin à l’usage de l’ourdou comme langue officielle dans la région du Cachemire. Selon l’Article 47 (1) de la Réorganisation Acte 2019 du Jammu-et-Cachemire :

« l’Assemblée législative peut adopter, en vertu de la loi, une ou plusieurs des langues en usage sur le territoire de l’Union du Jammu-et-Cachemire ou le hindi comme langue officielle pour tout ou partie des finalités officielles du territoire de l’Union pour Jammu-et-Cachemire. »

De son côté, la nouvelle administration au Jammu-et-Cachemire soutient la promotion pour toutes les communications de l’écriture sharda, une écriture ancienne à caractère religieux datant du VIIIe siècle.

Écriture sharda.

Mis à l’écart sur le plan administratif, le cachemiri a vu son usage chuter dans la vallée suite à l’exode des Cachemiris pandit dans les années 1980. En effet, les Cachemiris hindous ont fui leur région natale en 1989 sous la pression du terrorisme et d’insurgés musulmans militant pour le mouvement de libération. Ils peuvent donc revendiquer la langue cachemirie avec beaucoup de fierté. Leur loyauté ne peut être mise en doute ; d’abord parce que l’hindouisme est la principale religion pratiquée en Inde, ensuite parce qu’ils privilégient déjà l’écriture dévanagari et non l’alphabet perso-arabe.

Pour les Cachemiris musulmans, la langue cachemirie ne constitue pas un problème en soi. C’est leur confession, l’islam, qui les rend suspects de sympathies pour le Pakistan et de déloyauté envers l’Inde, aux yeux de certains dirigeants indiens.

Guerre des langues

Le temps est-il venu de clarifier la question des langues afin d’entériner et de parfaire cette intégration forcée ? C’est probablement ce qui est prévu, si l’on se réfère aux propos d’un officier indien de haut rang repris par le quotidien Indian Express le 4 septembre 2019.

Dans un autre article, paru le 9 novembre 2019 dans le quotidien The Logical Indian, le secrétaire national du parti BJP, M. Tarun Chugh signale que :

« la meilleure chose est que désormais l’ourdou ne sera plus la première et officielle langue de la région. Le hindi sera la première et officielle langue de la région. »

Cette guerre des langues peut sembler insignifiante face à la crise géopolitique majeure qui secoue la région. Mais n’oublions pas que l’Inde est, depuis son indépendance, le berceau de plusieurs conflits linguistiques. Plusieurs États ont été créés sur des fondements linguistiques. On compte de nombreuses émeutes et des centaines de morts liées aux langues.

La suppression de l’ourdou du paysage linguistique cachemiri peut provoquer un tollé parmi les ourdouphones. Est-il vraiment opportun de jeter de l’huile bouillante sur les plaies des Cachemiris à la faveur d’un débat linguistique dont on ne mesure pas suffisamment les risques ?

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