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En préparant les plats des fêtes, nous devenons nostalgiques, nous commémorons des époques révolues auxquelles nous cherchons symboliquement à nous rattacher. Mais pouvons-nous réinventer les traditions? Shutterstock

Aux Fêtes, êtes-vous un nostalgique alimentaire​?

Quelle est la place de la nourriture dans les célébrations des Fêtes ? Et celle que mettrons sur nos tables cette année témoignera-t-elle du temps actuel, ou d'un passé révolu?

Comme bien des gens, j'adore cuisiner, recevoir, bien manger.

Mais j'aime bien penser qu'il y a là autre chose que de la simple gourmandise, puisque ma recherche porte sur les représentations littéraires et culturelles de la nourriture. Or le contexte de Noël est évidemment chargé de ce point de vue. Alors qu’approche la fin de l’année, nous sommes bombardés d’images d’un monde ancien, familial, convivial, plein de sens, auquel il serait souhaitable de revenir, mais dont l’existence est précaire, mal assurée.

La nourriture comme talisman

La « magie des fêtes » parait toujours fragile, à réinventer. En témoignent, dans l’imaginaire social, tous ces récits où Noël subit diverses menaces – grippe du Père Noël, panne de train, méchant grincheux, pauvreté ou simple absence de neige… Le quotidien contemporain est évidemment très éloigné du monde fantasmatique évoqué par les fêtes de fin d’année, et c’est cette distance que tentent de dire, et de résoudre, de tels récits, à la conclusion toujours heureuse.

Or la nourriture est présentée comme un talisman apte à susciter cette « magie des fêtes », capable d’assurer que Noël ait bel et bien lieu.

La fin d'année amène l’occasion, et presque l’obligation, de cuisiner et de consommer des plats spéciaux. Dans le répertoire culinaire québécois, tourtières, ragoûts de boulette et de pattes de porc, beignes et sucre à la crème nourrissent les convives et alimentent l'idée même de la fête.

La nourriture est présentée comme un talisman apte à susciter cette « magie des fêtes », capable d’assurer que Noël ait bel et bien lieu. Shutterstock

La confection de biscuits en famille, ou encore la distribution de paniers de Noël, bien ancrée dans le milieu scolaire québécois, appuient aussi cette association entre une collectivité idéalisée, soudée par la célébration, et l’abondance alimentaire. Dans les médias, le répertoire culinaire traditionnel est en vedette, sous des formes simplifiées et allégées qui le rendent plus accessible. Et bien souvent, les ressources des supermarchés ou des traiteurs suppléent au manque de temps ou de talent culinaire.

Une vision du monde

Mais de quelle magie spéciale ces aliments nous semblent-ils porteurs? Les nourritures des fêtes sont associées à des savoirs familiaux anciens, à des recettes transmises de génération en génération, à des moments de ferveur religieuse et à une consommation d’exception où sont permis les excès alimentaires.

Ce sont des plats qui témoignent de l’inscription d’un groupe culturel dans un milieu donné, et qui portent des savoirs et des visions du monde.

Par exemple, dans beaucoup de familles, on cuisinait traditionnellement le ragoût de pattes de porc et de boulettes pour recevoir la grande tablée de la « parenté ». Le plat devait être laborieusement entrepris à l’avance, ses nombreuses étapes de préparation le transformant à lui seul en un compte à rebours des jours précédant Noël.

Au fil des matins, des arômes de farine grillée, d’oignon, de clou de girofle, de viande rôtie et mijotée, embaumaient la maison. Entre les phases de la préparation, le grand chaudron de fonte était posé dehors, dans la neige. Finalement au jour de la célébration, le ragoût était servi, enrobé de cette sauce brune, gélatineuse et riche qui semblait représenter son essence même.

Un repas de Noël en famille, dans le Québec d'autrefois. Université de Montréal, FAL

Quelle faim devait permettre de consommer ce plat, quel besoin de se rassembler, de festoyer autour de la viande grasse, qui donnerait l’énergie vitale pour affronter la noirceur et le froid de décembre… Il y avait dans une telle nourriture tout un système de croyances et de valeurs – une certaine idée de la famille, du social, de la fête, du sacré, du climat, des ressources – que la préparation, puis la consommation, permettait de préserver et de relancer.

Des traditions à réinventer

Or la réalisation de tels plats s’avère maintenant difficile et problématique. On peut invoquer plusieurs facteurs contingents pour expliquer cela : nous avons perdu les savoirs sur lesquelles les recettes reposaient, nous n’avons plus le temps ou l’envie de cuisiner, les grandes tablées familiales ont disparu…

Tout cela est vrai sans doute, mais en fait, pour le dire plus clairement, c’est le régime de sens lui-même qui fondait ces nourritures qui s’est profondément modifié. Les mets des fêtes ne sont plus porteurs, au présent, de visions du monde et de valeurs vivaces; ils ne parlent pas de l’identité des mangeurs actuels, et agissent surtout comme des signes du passé. Qui plus est, ce sont des signes bien souvent idéologisés, traversés entre autres par des conceptions implicites du social et du politique et, plus ouvertement, par des processus de marchandisation.

Pourtant nous entretenons avec cette tradition un lien ambivalent puisqu’elle apparaît parfois comme un remède aux difficultés, voire à l’anomie, de la modernité.

En préparant et en mangeant les plats des fêtes, nous faisons œuvre de nostalgie, nous commémorons des époques révolues auxquelles nous cherchons symboliquement à nous rattacher. Il se produit ici un phénomène de patrimonialisation alimentaire qui, comme d’autres de ses formes, conduit à célébrer surtout ce qui est sur le point de disparaître ou même ce qui semble perdu.

Mais cette patrimonialisation tournée vers le passé carbure au mythe et à la nostalgie, plutôt que de constituer une création culturelle dynamique qui intégrerait du nouveau et des éléments polyphoniques. Pourtant, il n’en tient qu’à nous d’adopter des versions modernes du patrimoine. De cuisiner non pour tenter de recréer un passé idéalisé, mais pour lier le passé au présent, et pour inaugurer de nouvelles façons d'être.

Quelles traditions pourrions-nous inventer cette année?

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