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Aux origines de la posture « anti-assistanat » des conservateurs aux États-Unis

Lors d'une manifestation avec des drapeaux américains, on voit une pancarte proclamant « Don't share my money, share my work ethics ».
Durant cette manifestation en avril 2009 à Philadelphie, les sympathisants du mouvement du Tea Party protestent contre les dépenses sociales du gouvernement. Sur la pancarte : « Ne partagez pas mon argent, partagez mon éthique de travail. » Theresa Martinez/Shutterstock

Les 14 candidats toujours en lice pour représenter le Parti républicain à l’élection présidentielle de 2024 ne s’accordent pas sur tous les points. Mais s’il est bien un aspect doctrinal qu’ils ont globalement en partage, c’est la conviction que les aides sociales distribuées à la population sont excessives et néfastes, car elles inciteraient les récipiendaires à s’en contenter et à privilégier l’oisiveté à la recherche d’un emploi. Si cette vision des choses semble aujourd’hui faire consensus au sein du « Grand Old Party » et, au-delà, dans l’ensemble du mouvement conservateur américain, et si elle a été un élément important de la politique conduite par Ronald Reagan, souvent citée en référence dans ce camp politique, il n’en a pas toujours été ainsi.

Dans « L’Affaire de Newburgh », qui vient de paraître aux Presses de Sciences Po et dont nous vous proposons ci-dessous un extrait, l’historienne des États-Unis Tamara Boussac (Université Paris 1 Panthéon Sorbonne), revient en détails sur un moment charnière : la contestation farouche, lancée en 1961 à Newburgh, dans l’État de New York, par un responsable conservateur local, d’un « welfare state » (État providence) accusé de tous les maux. Plus de 60 ans plus tard, cette séquence politico-médiatique continue d’imprégner profondément le discours et les actes du Parti républicain et de ses électeurs.


Le soir du dimanche 28 janvier 1962, lorsque les Américains allument la télévision pour regarder la série documentaire « White Papers » sur NBC, ils voient apparaître le visage de Joseph McDowell Mitchell, le city manager de Newburgh, petite ville de l’État de New York. Avec force, le fonctionnaire de 39 ans se lance dans une diatribe contre les programmes d’assistance sociale (welfare) :

« Nous contestons le droit des programmes sociaux de contribuer à la taudification des villes, à la propagation des naissances hors mariage, à la propagation des maladies sociales chez les enfants et les adultes. Nous contestons le droit des tricheurs immoraux et des paresseux assistés de vampiriser l’assistance sociale à jamais. Nous contestons le droit des profiteurs à toucher plus d’argent grâce aux aides sociales que s’ils travaillaient. »

Joseph Mitchell est bien connu du public américain, car « depuis presque un an, Newburgh est sous les feux de la rampe », rappelle Chet Huntley, le journaliste populaire de NBC. L’émission, intitulée « The Battle of Newburgh » (« La bataille de Newburgh »), revient sur des événements qui ont agité la ville, l’État de New York et l’ensemble du pays quelques mois auparavant. […]

Le 20 juin 1961, le conseil municipal adopte une réforme destinée à limiter le versement des aides par un contrôle strict exercé sur les allocataires et sur leur mode de vie. Le texte, composé de treize dispositions, est rédigé par Mitchell, l’administrateur que le conseil municipal a engagé neuf mois plus tôt. Plutôt que des transferts financiers, les prestations sociales sont désormais en partie attribuées sous forme de bons de consommation. Les hommes physiquement aptes au travail sont contraints de travailler à des missions d’intérêt général, à raison de 40 heures par semaine, et ne peuvent décliner une offre d’emploi. Les femmes ayant des enfants hors mariage s’exposent à une radiation administrative si elles donnent naissance à un nouvel enfant. Personne ne peut toucher des aides plus de trois mois par an. Enfin, les nouveaux habitants doivent prouver qu’ils sont venus à Newburgh pour répondre à une offre d’emploi, la durée de leurs aides étant en outre limitée à deux semaines.

Le message des élus locaux est sans ambiguïté : toucher des aides sociales ne peut désormais se faire que sous de strictes conditions. Bien que la réforme s’enracine dans un contexte urbain bien particulier, où les tensions raciales sont fortes, elle ne reste pas un événement local : très vite, elle fait la couverture de nombreux journaux et magazines dans l’ensemble du pays. De Newburgh à Brooklyn, de Los Angeles à Chicago, le texte déchaîne les passions. Il est plébiscité par une partie du public et de la classe politique, fermement condamné par l’autre. Les associations pour les droits civiques et de protection de l’enfance, les élus libéraux et les syndicats s’indignent du traitement cruel que les élus de Newburgh réservent aux pauvres. À l’inverse, pour ceux qui les soutiennent – les conservateurs, une partie de la presse, les contribuables de la classe moyenne blanche – le véritable scandale est ailleurs : les comportements des bénéficiaires sont jugés immoraux et la permissivité de l’administration sociale, choquante.

La décision surprenante de Newburgh connaît rapidement une phase judiciaire. Dès l’adoption du texte, la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), la grande association pour les droits civiques créée en 1909 par le sociologue noir W.E.B. Du Bois, en appelle aux pouvoirs – le gouverneur, les sénateurs, les administrateurs sociaux de l’État – pour qu’ils interdisent sa mise en application. Un conflit juridique s’ensuit entre les élus locaux et les autorités new-yorkaises, qui jugent le texte contraire au droit fédéral et à celui de l’État de New York. Le gouverneur républicain Nelson Rockefeller menace la ville de sanctions, et son administration entame une procédure officielle à l’encontre des élus locaux.

La personnalité de Joseph Mitchell et la réforme suscitent un profond engouement auprès du public et de la presse. La méthode, brutale, plaît à beaucoup. Mitchell et les élus new-yorkais reçoivent de nombreux courriers et pétitions de soutien à la réforme, en provenance du pays entier. Le 13 août 1961, un sondage national réalisé par Gallup révèle qu’une écrasante majorité des personnes interrogées – plus de 80 % – y sont favorables. Dans l’ensemble du pays, de nombreux journaux partagent cet avis et dressent un constat critique des programmes d’assistance sociale, qui seraient trop dispendieux pour les contribuables, inaptes à résorber la pauvreté, rongés par les abus et les profiteurs. Joseph Mitchell est présent dans toute la presse nationale au cours de l’été 1961. Sur les photos, cigarette à la main, l’homme met en scène son volontarisme politique. Loin des beaux discours des libéraux, il agit et remet de l’ordre dans le système de protection sociale.

Joseph Mitchell, au centre.

Chacun se plaît alors à l’aimer ou à le détester. Les élites du mouvement conservateur l’érigent en héros de leur cause, tandis que ses détracteurs dénoncent le racisme de la réforme et son archaïsme au sein d’une nation prospère et moderne.

Le texte fait scandale en raison d’un double écart : il détone dans l’Amérique du début des années 1960, quelques mois seulement après l’élection du président démocrate John F. Kennedy et sa promesse d’une Amérique encore plus généreuse et ouverte au monde. La réforme naît en outre dans l’État de New York, gouverné par le républicain Nelson Rockefeller, parangon du capitalisme triomphant et du libéralisme – au sens américain du terme liberal, qui induit l’acceptation du rôle de l’État dans la réduction des inégalités et la protection des libertés individuelles. C’est donc une « autre Amérique » que celle de l’opulence que révèle l’affaire et dont traite ce livre : une Amérique où la pauvreté et les inégalités n’ont pas disparu malgré la prospérité exceptionnelle qu’elle connaît après la Seconde Guerre mondiale, une Amérique pétrie de contradictions politiques, sociales et raciales. […]

Ce texte est issu de « L’Affaire de Newburgh », qui vient de paraître aux Presses de Sciences Po.

La réforme, en réalité, tourne court. Aucune des treize règles n’est appliquée. Le 18 août 1961, la Cour suprême de l’État de New York interdit temporairement leur mise en application, une décision confirmée au mois de décembre. Mitchell lui-même, célébrité éphémère, retombe rapidement dans l’oubli et l’anonymat. Cependant, ce qui se joue durant l’été 1961 va bien au-delà du bref combat du city manager et de sa réforme. Ce qui aurait pu ne demeurer qu’une petite révolte locale, réglée discrètement dans un bureau à Albany, se transforme en une véritable « affaire de Newburgh ». […]

Ce que les contemporains désignent par « Newburgh » va en effet au-delà de la réforme elle-même : l’affaire de Newburgh devient une référence collective pour les Américains, évocatrice d’une nouvelle manière de désigner, de penser et d’administrer l’assistance sociale. Elle symbolise, pour les défenseurs de Joseph Mitchell, un combat juste et sensé contre les dérives du système de protection sociale et, pour ses accusateurs, un obscurantisme contraire au libéralisme américain moderne. En mettant à l’épreuve l’État providence, elle annonce la mise en route d’un nouvel ordre social et politique, où l’assistance sociale est immanquablement désignée dans les discours publics comme un problème persistant et insoluble.

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