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« L’Europe risque de perdre la course aux batteries », mettait en garde la Cour des Comptes européenne dans un rapport publié mi-juin 2023. Shutterstock

Batteries : l’UE cherche l’équilibre entre ouverture aux marchés et souveraineté technologique

Quelques jours avant le décès, survenu le 25 juin, de John Goodenough, âgé de 100 ans, inventeur des batteries lithium-ion, la Cour des comptes européenne publiait un rapport alarmant : « Europe is in danger of losing the battery race » (« l’Europe risque de perdre la course aux batteries »).

Les efforts de la Commission européenne pour favoriser la naissance d’une chaîne de valeur européenne des batteries, à la hauteur de 8 milliards de fonds publics, y sont certes loués. Les auteurs préviennent cependant qu’il est probablement trop tard pour résister à la concurrence chinoise.

Si les batteries présentent une telle importance, c’est qu’elles sont nécessaires pour faire fonctionner les véhicules électriques. En Europe, celles-ci ont vocation à remplacer les voitures à combustion interne, dont la vente cessera en 2035. Chargées avec de l’électricité produite à partir de sources à faibles émission de CO2 (renouvelables et nucléaire), elles doivent permettre de réduire les émissions de gaz à effet de serre.

Pourquoi vouloir les fabriquer en France ou en Europe ? On pourrait les acheter aux grands fabricants d’Asie, et notamment de Chine, où se concentrent aujourd’hui les trois quarts de la capacité manufacturière mondiale. Leur énorme système économique favorise les économies d’échelle et les courbes d’apprentissage, au point que les prix des batteries lithium-ion ont chuté de 97 % en 30 ans, une réduction spectaculaire qui a surpris même les plus techno-optimistes. On trouve en outre aujourd’hui des véhicules avec plus de 800 km d’autonomie, de quoi éliminer la « range anxiety » (l’anxiété liée à l’autonomie), même pour les plus soucieux.

Une question d’opportunité

Pour justifier l’achat à l’étranger de batteries, comme pour beaucoup d’autres biens, l’argument des « avantages comparatifs » proposé par l’économiste britannique David Ricardo au XVIIIe siècle est souvent avancé. Ce modèle montre que deux pays qui vivent de deux biens produiront davantage avec une spécialisation. Si chaque pays produit le bien pour lequel il est relativement plus efficace comparé à l’autre et qu’un commerce se met en place, tout le monde en sort gagnant.

La position inverse pourrait être nommée « nationalisme des batteries ». Selon cette vision, développer une production locale, ou rapatrier des productions qui étaient à l’étranger (en anglais, on parle d’« onshoring »), servirait à réduire la dépendance européenne et américaine vis-à-vis de la Chine, ou, en termes géopolitiques, des démocraties libérales vers des pays autoritaires.

Plutôt qu’une question morale, selon laquelle il y aurait des bons et des méchants, il s’agirait sans doute davantage d’en faire une question d’opportunité : faut-il continuer à privilégier le modèle économique traditionnel de l’Union européenne (UE), fondé principalement sur le libre-échange, ou faut-il soutenir la production de batteries localisées majoritairement en Europe ?

La première position a eu pour corollaire une longue période de paix mais reste vulnérable aux crises géopolitiques ; la seconde vise à redévelopper l’emploi et l’activité industriels, tout en limitant la dépendance aux importations d’Asie-Chine… au risque de limiter la production et de rechérir les prix pour les consommateurs européens ?

Le gouvernement français semble avoir été particulièrement actif à cet égard. Il a fixé pour objectif de produire sur le sol français des batteries pour 2 millions de véhicules en 2030. 10 000 emplois directs seraient créés, notamment au sein des quatre méga-usines en développement dans les Hauts-de-France qui appartiennent à Verkor (entreprise française), ACC (européenne), Envision (sino-japonaise), et Prologium (taiwanaise). Le soutien public est massif : un chèque d’un milliard d’euros de subventions est par exemple évoqué rien que pour le développement de la dernière de ces méga-usines qui verra le jour près de Dunkerque (Nord).

Politique nationaliste ou investissements nécessaires pour réduire le risque de manque de batteries ? Quel est le comportement le plus rationnel ? « In medio stat virtus » (« La vertu se trouve dans un juste milieu »), disaient les Romains ; le renommé professeur de stratégie d’Harvard Michael Porter conseillerait, lui, d’éviter à tout prix de se retrouver coincé au milieu (« stuck in the middle »).

Trouver l’équilibre

Comment arbitrer ? Le concept en vogue de « souveraineté technologique » peut nous aider. Il renvoie à la capacité d’un État de développer l’accès et fournir aux citoyens et entreprises les technologies dont ils ont besoin. Ce n’est pas une forme de chauvinisme ou d’isolationnisme technologique visant à une suprématie sur les autres pays. C’est plutôt la possibilité d’agir indépendamment d’actions hostiles externes, en mobilisant un réseau de relations et partenariats forts et fiables.

Selon ce principe, si l’État craint une trop forte dépendance extérieure sur des technologies clés pour la société et l’économie, il doit concentrer ses efforts dans ces domaines stratégiques, que ne sont pas forcément ou celles où ses entreprises ont des avantages comparatifs. C’est ici se placer dans un équilibre entre ouverture aux marchés internationaux et protectionnisme.

Les collaborations régionales et continentales semblent souhaitables dans la mesure où elles favorisent les économies d’échelle et de gamme, surtout pour les pays de taille petite et moyenne. Une certaine concurrence est également nécessaire pour stimuler l’innovation en termes de produits et de procédés et éviter des rentes de position.

La géopolitique peut soudainement connaître des ruptures, comme la guerre en Ukraine. Il faut ainsi se préparer à un monde avec des chaînes d’approvisionnement réduites. Cela implique non seulement des capacités de production locale, mais aussi une compréhension profonde des technologies.

L’hypothèse d’une menace chinoise de ne plus vendre les batteries aux pays occidentaux reste difficile à croire. En effet, pourquoi devraient-ils se priver de revenus conséquents et ralentir la transition énergétique ? Preuve en est : ils implantent des usines en Europe, comme Envision à Douai (Nord), dont l’ouverture est prévue pour 2024 et dont le chantier « avance vite », selon Lei Zhang, le directeur général du groupe.

Le vrai risque semble en réalité économique : payer les batteries plus chères que celles issues de la production domestique. Le pouvoir de négociation avec les fournisseurs internationaux constitue donc l’un des enjeux de la souveraineté technologique. C’est peut-être là le sens des mesures prises par la France et l’UE, dont les investissements ne devraient pas modifier significativement les parts de marchés de la Chine ou des États-Unis, qui eux aussi ont misé gros sur ces technologies.

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