La mise en œuvre de la durabilité est urgente, comme en témoignent encore le récent rapport du GIEC des Nations unies sur le changement climatique et les initiatives mondiales visant à mobiliser l’action, telles que la COP-26. Face à ces questions environnementales et sociales pressantes, de nombreuses organisations ont fixé des objectifs ambitieux en matière de durabilité, à l’image de l’engagement de Nestlé à atteindre des émissions nettes de gaz à effets de serre nulles d’ici 2050 ou l’intention de Coca-Cola de recycler autant de bouteilles et de canettes qu’elle n’en vend d’ici 2030.
Cette communication des organisations pourrait inciter les employés, qui jouent un rôle central dans la mise en œuvre de la durabilité car ils sont responsables de la transformation de ces objectifs en résultats quotidiens, à participer aux efforts de durabilité.
Cependant, un problème peut survenir lorsque les organisations sont perçues comme créant un décalage entre les paroles et les actes, ce qui signifie que les promesses et les engagements ne sont pas directement suivis par la pratique. Dans de telles situations, l’hypocrisie, une interprétation hautement démotivante, peut apparaître même lorsque les organisations sont engagées dans des efforts de durabilité.
Dans une étude récente, à paraître dans le Journal of Business Ethics, nous explorons le cas d’une organisation du secteur des cosmétiques reconnue comme un leader en matière de durabilité mais au sein de laquelle certains employés jugeaient hypocrite l’organisation et leurs supérieurs.
Nous avons donc étudié quand et comment les interprétations de l’hypocrisie apparaissent dans la mise en œuvre de la durabilité à travers 30 entretiens avec des employés.
Capturer les subjectivités
L’hypocrisie est une interprétation d’un désalignement entre une parole et une intention. En ce sens, nous portons tous des jugements moraux lorsque nous observons une entreprise prêcher et ne pas agir. Dans le cas des employés, ces analyses sont souvent influencées par leurs expériences vécues au sein des organisations, par des affaires antérieures impliquant leurs supérieurs, voire par des convictions, des croyances ou des connaissances spécifiques des enjeux durabilité.
Nous avons ainsi identifié quatre scénarios fondés sur deux grands raisonnements de jugement moral : conséquentialiste (basé sur les résultats) et déontologique (basé sur les motifs).
Prenons comme exemple l’objectif d’abolir les emballages à usage unique d’ici 2022, créé par l’entreprise que nous avons étudiée. Jusqu’à présent, les actions visant à atteindre cet objectif sont restées embryonnaires.
Dans un premier scénario apparaît une « hypocrisie basée sur les résultats ». Les employés analysent l’aspiration de l’organisation et concluent qu’il est difficile de voir des résultats clairs. Viola, une employée ayant des connaissances techniques en matière d’emballage, nous a par exemple confié ses inquiétudes :
« Ils viennent de créer un objectif de suppression des emballages à usage unique jusqu’en 2022, mais il n’y a pas de projet pour s’en occuper dans un avenir proche. Comment allons-nous faire dans un délai aussi court ? Mon patron essaie de minimiser la gravité de la situation en disant “une étape à la fois”, ou en avançant que l’entreprise, au moins, essaie. J’ai l’impression que de nombreuses personnes avec lesquelles je travaille ont de bonnes intentions, mais que bien souvent, elles ne comprennent pas vraiment les implications de leurs actions et approuvent ces projets. »
Dans son explication du cas, elle met l’accent sur l’absence de résultats lorsqu’elle évoque son supérieur ou encore que les « implications de leurs actions » ne sont pas pleinement comprises. Elle travaille directement avec les emballages et a une vision particulière du sujet. Par conséquent, elle pense que l’hypocrisie découle de résultats insuffisants.
Un deuxième scénario possible est celui de « l’hypocrisie fondée sur les motifs ». Dans celui-ci, les employés pensent que l’entreprise ou les supérieurs ont créé cet objectif pour de mauvaises raisons (par exemple, dans une optique de « greenwashing »). Les employés peuvent avoir eu des expériences antérieures dans l’organisation ou avoir participé à certaines conversations, ce qui les amène à conclure qu’effectivement, la réduction des emballages à usage unique représente une hypocrisie. C’est le cas de Philippe, un employé qui organise des événements pour promouvoir les produits de l’entreprise :
« Je n’ai pas le droit de distribuer de gobelets en plastique au public. […] Mais en même temps, dans les bureaux, nous avons des gobelets en plastique ! L’entreprise a de nombreux tabous liés à la durabilité, et c’est l’un d’entre eux. »
Le troisième scénario cumule « l’hypocrisie fondée sur les motifs et les résultats ». Si Viola avait également remis en question les intentions réelles derrière les objectifs affichés, en plus de ses doutes sur les capacités de résultats, elle aurait alors une « double » vision de l’hypocrisie dans ce cas.
Enfin, un quatrième scénario est celui où les employés observent un décalage entre les mots et les intentions, mais concluent qu’il n’y a rien de mal à cela, à l’image du témoignage suivant que nous avons recueilli :
« Je ne peux même pas juger certaines initiatives de durabilité, car je n’ai aucune connaissance à leur sujet. Mais je doute vraiment de beaucoup de choses. Je doute que nous atteignions zéro émission de carbone en, je ne sais pas, 2032, ou que nous ayons un “impact positif”. »
Dans ce cas, les employés donnent à l’entreprise le bénéfice du doute dans une situation de « rationalisation des désalignements ». Ils peuvent percevoir certains décalages, mais ne les considèrent pas encore comme de l’hypocrisie.
Réduire l’hypocrisie perçue
Au-delà de l’identification de ces différentes possibilités d’émergence de l’hypocrisie, notre étude peut fournir aux managers des pistes pour la limiter dans les interprétations des employés.
En ce qui concerne « l’hypocrisie fondée sur les motifs », les entreprises peuvent prendre certaines mesures pour rapprocher les employés des processus de mise en œuvre de la durabilité.
Pour revenir à l’exemple des emballages à usage unique, supposons que l’entreprise ait créé des objectifs importants dans les processus de production. Après les avoir fixés, les responsables peuvent demander aux employés concernés de participer à l’élaboration des objectifs d’étapes à court et moyen terme.
Pour ceux qui ne participent pas directement au processus de production, une possibilité est de les impliquer dans la communication de ces objectifs. Comment pouvons-nous aligner cet objectif avec le reste de l’entreprise ? Quelle est la meilleure façon d’impliquer les autres membres de votre département dans nos activités de durabilité ? Ces questions peuvent amorcer un processus positif de participation des employés qui réduit les éventuelles interprétations d’hypocrisie.
Cela se produit pour au moins deux raisons : premièrement, il nous est plus difficile de penser que quelqu’un est hypocrite qu’une entreprise. L’idée lointaine d’une grande organisation aux intérêts obscurs est beaucoup plus facile à accepter comme une hypocrisie que celle d’un collègue qui s’efforce quotidiennement de faire avancer les questions de durabilité. Deuxièmement, lorsqu’une personne est directement impliquée dans des activités de durabilité, elle comprend mieux les difficultés, les défis et les obstacles liés à la mise en œuvre de ces activités, ce qui réduit la possibilité que les décalages entre les discours et les actions soient considérés comme de l’hypocrisie.
D’autre part, pour éviter « l’hypocrisie basée sur les résultats », il est nécessaire d’augmenter la transparence et la fréquence des échanges avec les employés. Les résultats à court, moyen et long terme doivent être communiqués efficacement, et les non-résultats encore plus. Lorsqu’un objectif est fixé mais n’est pas atteint, il ne faut pas prendre peur, mais plutôt admettre qu’il n’a pas été possible de faire ce qui avait été promis et envisager des plans pour corriger le tir.
Ces dernières années, nous avons justement vu certaines entreprises reculer dans la communication de leurs objectifs et indicateurs par crainte de décevoir les espoirs qui pouvaient naître chez les différentes parties prenantes.
Cependant, la sincérité, qui consiste à admettre qu’il était impossible d’atteindre ce qui avait été initialement proposé, est souvent davantage appréciée que des objectifs ambigus et des chiffres incomplets. Ainsi, lorsque les employés perçoivent un effort légitime pour obtenir des résultats, même s’ils ne sont pas entièrement atteints pour une raison valable, ils finissent par ne pas juger le décalage comme de l’hypocrisie.