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Bières gratuites, armes à feu… pourquoi les incitations anglo-saxonnes à la vaccination seraient inefficaces en France

Dans le New Jersey, une pinte est offerte à toute personne majeure qui se fait vacciner. Chip Somodevilla / Getty Images via AFP

Nous assistons actuellement, surtout aux États-Unis, à la mise en place d’une spirale incitative, qui se veut vertueuse : si, dans certains États, une bière ou un repas sont offerts à ceux qui acceptent la vaccination, dans d’autres, la participation à une loterie permettant de gagner tant des armes à feu que des bourses d’études, est proposée.

Cette spirale incitative est construite sur la mise en place de ce qu’on appelle une motivation extrinsèque, une incitation qui vient de l’extérieur, la plupart du temps ayant un équivalent monétaire facile à évaluer.

Cette motivation extrinsèque vise à pousser une personne à prendre des décisions lorsque la personne n’est pas intimement convaincue de son utilité et qu’elle a besoin d’un levier externe, de type « carotte », pour s’engager.

Cela se distingue des motivations intrinsèques, qui correspondent aux raisons internes à l’individu, à ses convictions. Ce sont celles qui fonctionnent chez les personnes qui d’elles-mêmes sont allées se faire vacciner.

Les résultats communiqués quant aux effets de ces « carottes » sur la vaccination s’avèrent encourageants. Certains pays, dont la France, seraient tentés de suivre l’exemple et de mettre en place de tels leviers monétaires. Serait-ce toutefois véritablement efficace dans le contexte hexagonal ?

Nous allons donner une réponse simple et documentée : non. Cependant, il existe d’autres moyens de faire vacciner la population française et convaincre les hésitants, et nous allons expliquer le plus simple des mécanismes.

Effet contraire au but recherché

Non, parce que, premièrement, pour qu’une incitation extrinsèque fonctionne, elle doit agir sur un marché au sein duquel les transactions de type monétaire sont courantes.

Le marché de la santé aux États-Unis est un marché monétisé. Puisque les individus y ont l’habitude de payer pour les services de santé, ils trouveraient normal que, pour certaines transactions, ils puissent bénéficier d’une réduction de prix, voire d’un gain monétaire.

C’est tout le contraire en France. Au sein de l’hexagone, la santé s’apparente à ce que l’on pourrait qualifier de marché répugnant, tel que défini par l’économiste américain Alvin Roth, prix « Nobel » d’économie 2012. Elle ne rentre pas dans le cadre des transactions commerciales, et le fait d’intégrer éventuellement ce domaine au marché semblerait intrinsèquement immoral. Tout comme en France les individus ne payent pas directement pour les services de santé, il n’y aurait pas lieu qu’ils y attendent des gains monétaires.


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Non, parce que, deuxièmement, dans ce cadre précis se mettrait même en place un effet d’éviction (« crowding out »). C’est ainsi que l’on désigne une situation où survient l’effet contraire au but recherché quand les incitations s’avèrent mal calibrées. Lorsque le marché n’est pas monétisé et que les individus s’engagent dans des actions vertueuses (se faire vacciner) parce qu’ils ont une motivation intrinsèque, la mise en place d’incitations monétaires externes détruirait cette motivation intrinsèque.

C’est une croyance en l’utilité de leur action et non l’espoir d’une récompense extérieure qui a poussé plusieurs millions de Français à se faire vacciner. Fred Tanneau/AFP

Il a en effet été abondamment démontré que les individus perçoivent la mise en place d’un prix ou d’une récompense comme un signal qu’une motivation extrinsèque serait nécessaire, donc que leur motivation intrinsèque n’aurait pas lieu d’exister. Autrement dit, si le gouvernement est obligé de me payer pour me faire agir ainsi, c’est que je n’avais pas raison de le faire en absence de cette récompense externe, ou qu’alors le gouvernement a quelque chose à cacher… Ceci, en plus d’éroder la motivation de ceux déjà convaincus par la vaccination, alimenterait la défiance conspirationniste de surcroît.

Non, parce que, troisièmement, sans rentrer même mentionner certains choix éthiquement discutables (des armes pour se faire vacciner, manipulation par les nudges, etc.), la mise en place d’incitations monétaires crée quand même une forme d’injustice pour ceux qui, sans incitation, ont déjà fait le choix de se faire vacciner. Eux, ils n’ont pas bénéficié d’incitations monétaires, donc n’en retirent aucun gain, malgré leur comportement plus vertueux.

Si le choix de se vacciner provient d’un souci de bien-être social pour contribuer à atteindre l’immunité collective, la question éthique se pose légitimement. Pourquoi récompenser ceux qui n’ont pas ce souci ? Elle est particulièrement saillante d’ailleurs car la perception de pareille inégalité atténuerait un peu plus encore les motivations intrinsèques.

Non, parce que, quatrièmement, la mise en place de cette spirale, qui se veut vertueuse, pourrait révéler des comportements calculateurs et même stopper la vaccination. Pour quelle raison irais-je me faire vacciner maintenant lorsque je vois justement que de plus en plus d’incitations sont mises en place ? Il semble qu’il vaille mieux attendre, un plus beau cadeau pourrait apparaître quand le gouvernement sera vraiment désespéré…

Alors, que faire ?

Le « opt-out » plus que le « opt-in »

Nos recherches rappellent l’ensemble des leviers qui ont été testés pour inciter à la vaccination. Nous en classifions quatre types :

  • les interventions sur les normes sociales qui essaient de manipuler l’impression publique de ce que d’autres personnes approuvent ou désapprouvent, jouant sur une motivation intrinsèque de conformisme. Celles-ci ont montré de bons résultats dans le domaine de la vaccination ;

  • un deuxième type rappelle simplement les dangers individuels ou publics de ne pas se faire vacciner ;

  • le troisième joue sur le fait de rappeler les intentions ou des rendez-vous manqués, pour transformer les intentions de vaccination en acte ;

  • le quatrième, sur lequel on va se concentrer ici, essaie de rendre la vaccination plus facile, pour baisser la barre que la motivation intrinsèque doit franchir avant de pousser les gens à agir.

Étant donné qu’en France l’accès aux soins (et donc à la vaccination) reste gratuit, et qu’il est démontré que la réduction des frictions (telles que la difficulté à s’inscrire) et des facteurs de tracasserie (tels que les temps d’attente, les lieux de service peu pratiques et la paperasserie) augmentent l’utilisation des services, le seul coût qu’il est possible de réduire est le coût cognitif.

Actuellement en France, il faut prendre rendez-vous sur des plates-formes qui ne sont pas toujours faciles d’accès. Un levier qui s’est montré particulièrement intéressant pour changer le comportement consiste simplement dans un changement des choix par défaut.

Travailler le design des plates-formes pour prendre rendez-vous pourrait s’avérer efficace.

Des chercheurs de Rutgers University, aux États-Unis, avaient envoyé une lettre à 408 employés de leur établissement pour les informer d’une campagne de vaccination contre la grippe. Un sous-groupe des employés a reçu un mail indiquant une heure, une date et un lieu pour se faire vacciner, avec toutefois une option pour annuler le rendez-vous ou en poser un autre – on parle d’une condition « opt-out ». Les autres ont reçu la condition « opt-in », leur demandant de fixer leur propre rendez-vous. Seule la moitié de ce second groupe est passée à l’action quand le taux de vaccination est monté à 92 % dans le premier.

Implémenter un tel système au niveau national représenterait certes un défi logistique, et serait difficile à centraliser. Mais avec une coopération des centres locaux de vaccination, au moins un premier opt-out pourrait être offert à la population non vaccinée.

On pourrait envisager un opt-out à deux niveaux, où, une fois le premier rendez-vous refusé, l’option par défaut serait de choisir un autre moment, et l’option de ne pas prendre rendez-vous apparaîtrait seulement si le deuxième choix était annulé. Un système opt-out a l’avantage que non seulement il minimise l’effet d’éviction, mais pourrait le transformer en « effet d’emballement » (crowding in), en mettant en avant l’hypothèse que chacun veuille participer à l’effort collectif.

Pour les individus particulièrement hésitants par rapport au vaccin, le système d’opt-out pourrait toujours paraître un peu coercitif. On note cependant qu’une étude sur les intentions des parents britanniques de faire vacciner leurs enfants contre la rougeole dans les écoles a montré qu’un système opt-out était considéré comme acceptable d’un point de vue éthique.

Ces individus sont souvent réticents par rapport à des solutions « techniques », qui visent des effets et non à traiter les causes des problèmes systémiques. Ils n’ont pas tout à fait tort. Les vaccins peuvent être vus comme n’étant qu’une partie de la réponse à une ère où les pandémies sont prédites à devenir de plus en plus communes.

La vaccination peut nous aider à retrouver une vie normale au plus vite, mais la prévention, par exemple, à travers une gestion plus saine de l’environnement et de notre relation avec la nature semble une solution à long terme beaucoup plus raisonnée qu’une course vers les vaccins pour répondre à chaque nouvelle crise. Reconnaître que c’est une motivation intrinsèque et valable qui pourrait aussi ralentir la vaccination est, du même coup, un autre élément utile dans la communication sur le Covid-19.

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