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Bonnes feuilles : « Géopolitique de la jeunesse »

Marche pour le climat à Londres en mars 2019. Shutterstock

Si le « moment 68 » a constitué une grille de lecture à l’origine de l’image mythique du « jeune engagé », les mobilisations actuelles de la jeunesse revêtent des formes différentes, entre incertitudes futures et luttes au présent. Dans un contexte de mondialisation, les Printemps arabes, les mobilisations LGBTQI+, les mouvements Fridays for Future ou de défense des conditions d’étude, témoignent tous d’une dynamique plurielle. En parallèle, l’engagement des jeunes est devenu une préoccupation pour les pouvoirs publics entraînant la création d’une diversité de dispositifs censés le favoriser.

Au travers de nombreux exemples, Valérie Becquet et Paolo Stuppia en analysent les ressorts dans « Géopolitique de la jeunesse », un ouvrage publié fin septembre 2021 aux éditions Le Cavalier Bleu et dont nous vous proposons de lire l’introduction.


Que d’émotions lorsque les jeunes occupent leur établissement scolaire, s’installent sur une place, envahissent les rues, s’emparent des réseaux sociaux, aident en temps de crise sanitaire, rappellent les gouvernants à leurs devoirs, refusent de prendre les armes ou encore lorsque les jeunes embrasent leur quartier. Il serait aisé d’allonger la liste des événements qui font réagir, aussi bien pour dénoncer que soutenir, aussi bien pour condamner que pour applaudir. Un tel constat n’est pas neuf : que l’on s’intéresse au rapport des jeunes à la démocratie, à leurs comportements politiques ou aux manières dont ils s’engagent, il est largement partagé (Becquet, 2014 ; Lardeux et Tiberj, 2021 ; Muxel, 2010).

Reste que ces réactions ne sont pas sans conséquences : non seulement elles essentialisent des attitudes et des pratiques qui seraient « propres » aux jeunes, laissent croire qu’ils sont avant tout « des citoyens en formation », entretiennent des visions normatives du « bon citoyen » ou « bon militant » ou du « vrai engagement », mais aussi appauvrissent la compréhension de ce qui se trame réellement. Ainsi, au sujet de l’engagement des jeunes, le « moins », le « plus », le « différent », l’« ancien » et le « nouveau » sont autant de qualificatifs éclairants s’ils sont énoncés à partir de points de repère pertinents, s’ils ne figent pas les pratiques observées et s’ils évitent les généralisations hâtives. Cette vigilance est d’autant plus nécessaire qu’il n’est pas toujours aisé de savoir si leurs engagements résultent d’effets d’âge, de génération ou de période. Difficile alors de prétendre à une géopolitique des engagements juvéniles lorsqu’il semble déjà peu aisé de dénouer la trame de leurs pratiques en France. Pourtant l’ambition fait sens à plusieurs niveaux.


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Tout d’abord, les jeunes ne sont pas seulement sensibilisés à la mondialisation, ils grandissent dans des contextes très différents et leurs parcours de vie sont marqués par des inégalités sociales, économiques et politiques flagrantes. La mondialisation conduirait au renforcement du sentiment national ou, à l’inverse, à une citoyenneté post-nationale, mais aussi à l’émergence d’une citoyenneté cosmopolite qui témoignerait d’une identification plus fréquente au global sans pour autant exclure l’ancrage national (Lardeux et Tiberj, 2021).

Ces distinctions éclairent les contrastes, voire les oppositions, entre les engagements juvéniles aux échelons national et mondial : si le climat tend à les rassembler au travers des Marches, les replis identitaires les opposent dans des luttes politiques. Parler de transnationalisation de certaines causes, c’est le plus souvent insister sur leur circulation et leur appropriation par une frange de la jeunesse comme dans le cas de l’altermondialisme et du climat. C’est également pointer que leurs expressions respectives dans des contextes nationaux prennent des formes différentes comme dans le cas des contestations des régimes politiques et de la défense des droits civiques. C’est enfin ne pas omettre de rappeler que, dans certains contextes nationaux, ces causes sont pour des raisons politiques rendues invisibles ou n’ont pas la même importance.

Mobilisation d’étudiants contre la précarité à Bruxelles, en mars 2021. Shutterstock

Si les causes qui mobilisent les jeunes sont mondialisées, les répertoires d’action individuelle et collective qu’ils privilégient circulent également. Se constatent aisément des emprunts, des appropriations, des recyclages qui concernent autant les modes d’occupation de l’espace public avec les places, de création d’espaces militants avec les ZAD et les campements, de médiatisation des causes avec les hashtags et les réseaux sociaux dans le cas des mouvements sociaux. Il en est de même des cadres d’engagement privilégiés : dans des contextes nationaux très différents ils ne sont plus seulement formalisés au travers d’organisations déclarées mais deviennent plus informels et plus horizontaux.

Cette préférence résulte souvent d’une insatisfaction à l’égard d’organisations plus traditionnelles quant aux pratiques du pouvoir et à la place donnée aux individus, mais aussi dans le cas des régimes post-communistes d’un rejet plus profond du passé. Ces tentatives de renouveler les manières d’agir prennent appui sur l’histoire en actualisant des formats d’action, sur la découverte de ce qui se fait ailleurs sur les réseaux sociaux ou in situ, sur les aspirations et les expériences des jeunes qui recherchent des manières de faire qui leur correspondent. Leur comparaison met nettement en lumière qu’elles sont plurielles et se diversifient. Si certains jeunes optent pour des organisations traditionnelles, d’autres en inventent. Ainsi, la géopolitique ne renvoie pas seulement aux causes mais aussi aux manières individuelle et collective d’agir.


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Ces dernières comportent d’ailleurs une autre spécificité. En effet, l’engagement des jeunes est devenu un problème public. Le commentaire de leurs pratiques pourrait être considéré comme banal s’il ne nourrissait pas au passage l’action des pouvoirs publics. Au-delà du traitement policier des mobilisations, de la surveillance des organisations et des militants ou encore des condamnations, qui ne concernent pas que les jeunes, mais qui leur font vivre des situations dont ils conserveront l’empreinte, les pouvoirs publics ont fait de l’engagement des jeunes un objet d’action publique. Là encore l’enrôlement et l’endoctrinement des jeunes n’est pas récent : ils ont non seulement traversé bon nombre d’histoires nationales mais ils existent toujours dans certains pays. Les jeunes ont toujours fait l’objet d’un contrôle social mis au service des gouvernements en temps de paix comme en temps de guerre. Les idées et les normes d’intervention circulent à l’échelon mondial. Les appels à la jeunesse s’intensifient souvent en période de crise : la montée des extrémismes politiques, les attentats, la dégradation de la situation économique, etc., sont autant de déclencheurs de prises de positions et de décisions publiques. Non seulement il faut former le « futur citoyen » mais aussi le faire agir : prendre la parole, servir l’intérêt général, prendre des initiatives, entreprendre, etc. Là encore les dispositifs sont dupliqués, les expériences s’échangent, les bonnes pratiques sont valorisées.

Si une géopolitique des engagements juvéniles éclaire toutes ces circulations qu’il s’agisse de causes, de répertoires d’action ou encore de dispositifs, elle invite également à constater l’existence de rapports de force dont l’évocation rapide est utile à la compréhension des pratiques actuelles. Il a déjà été question des opinions exprimées : bien que peu élaborées elles agissent telles des vérités incontestables. Les exemples sont nombreux de discours qui renvoient aux jeunes ce qu’ils sont, ce qu’ils ne sont pas et ce qu’ils devraient être. La réception en France de l’action de Greta Thunberg en est un parfait exemple : tout ce qu’elle est en tant que personne et tout ce qu’elle incarne politiquement a été disséqué au lieu de prendre la mesure des Marches mondiales pour le climat. Existent également des rapports de force entre les différents espaces d’engagement que sont les mouvements sociaux, les collectifs et les dispositifs publics (Becquet, 2014).

Ils ne sont pas investis par les mêmes jeunes et les styles d’engagement qui s’y déploient sont pluriels et évolutifs (Walther et coll., 2020). Jeunesse ouvrière, jeunesse étudiante, jeunesse scolarisée : ces catégories ont été largement utilisées à propos des mouvements sociaux pour identifier la frange mobilisée de cette population mais aussi pour les distinguer, voire les opposer, avec une tendance à la stigmatisation de la jeunesse des quartiers. Au-delà de ces catégorisations, plusieurs facteurs socio-démographiques, notamment l’origine sociale, le genre, le niveau d’éducation, la situation sociale, ont des effets sur les formes d’engagement et différencient les jeunes entre eux.

Ces jalons donnent la tonalité de l’ouvrage. Tout d’abord, une première partie historique est apparue nécessaire, non seulement pour ancrer le propos dans une temporalité antérieure aux événements de Mai 68, mais aussi pour rappeler l’émergence des organisations de jeunesse et la structuration du syndicalisme étudiant, le tout dans des contextes de conflits d’ordre mondial et décolonial et de luttes politiques et sociales radicales. Lui succède une seconde partie dont l’ambition est de repérer des causes qui mobilisent fortement les jeunes générations, tout en montrant qu’elles sont investies selon des répertoires d’action pluriels. Enfin, une troisième partie propose une lecture contrastée des engagements des jeunes en se focalisant sur les discours et les dispositifs publics. Loin d’être exhaustif, cet ouvrage invite à considérer l’engagement des jeunes dans toute sa diversité.

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