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Bonnes feuilles : « La nouvelle jeunesse du marché de l’occasion »

Ambiance de fête de village et possibilité de réaliser des achats malins font la popularité des brocantes. Wikimedia Commons, CC BY-SA

Comment la seconde main, marginale en 2001, est-elle devenue terriblement tendance en 2021 ? Pour étendre la part de marché des produits d’occasion, tous les canaux de distribution sont bons : dépôts-ventes, vide-greniers, commerce en ligne, associations solidaires, magasins dédiés, ou « ma tante », le Crédit municipal de Paris, plus actif que jamais. Les start-up (Backmarket, eBay, Leboncoin, Vinted, etc.) sont devenues des leaders et, de Carrefour à Decathlon ou Ikea, les acteurs traditionnels s’intéressent désormais à ce marché à la croissance insolente. Le comportement du consommateur et les stratégies des entreprises ont changé, comme le démontrent Joan Le Goff et Faouzi Bensebaa dans leur livre La nouvelle jeunesse de l’occasion (Éditions L’Harmattan), dont nous vous proposons ici les bonnes feuilles…


Les vieux produits rajeunissent le marché

Parmi les innombrables changements de comportements de consommation provoqués par les « trente glorieuses » et la rapide expansion du commerce moderne, la possibilité de s’équiper de produits neufs avait relégué aux frontières des marchés la vente de produits d’occasion.

Par le passé, on utilisait et réutilisait, transformait, réparait des outils, des objets et des vêtements ; avec la consommation de masse, la production industrielle et les matériaux de synthèse (plastique, formica, aggloméré, etc.), on jette, on remplace, on rachète. Vive la mode, vive le jetable ; vive le neuf, vive le discount ! Les restrictions d’après-guerre ne doivent plus être qu’un mauvais souvenir, la France se reconstruit, les ménages s’équipent : Moulinex, Seb et le linoléum envahissent des appartements douillets et les tout récents hypermarchés rendent le confort accessible.

Malgré leur célèbre slogan (la « chasse au gaspi »), les crises successives des années 1970 et 1980 n’ont guère changé ces pratiques consuméristes et la vente de biens d’occasion s’est retrouvée principalement cantonnée à trois marchés structurés – les antiquités, l’immobilier et l’automobile – et à des marges informelles : les puces, les brocantes, les dépôts-ventes et les vide-greniers, et, en fin de chaîne, le don et les gestes d’entraide et de charité.

Le développement d’Internet puis du commerce électronique va offrir un nouvel élan à ce marché de l’occasion. Comme souvent, les technologies émergentes rencontrent des évolutions sociétales : au même moment, le discours politique se teinte de préoccupations environnementales (le recyclage) et éthiques (le développement durable), la mode se jette à bras-le-corps sur le revival des années 1950 et 1960 et le néologisme anglo-saxon « vintage » se répand comme un label attractif, le cocooning et l’éloge de l’espace domestique semblent constituer un antidote à l’accélération et la violence de la société urbaine. Sans quitter la tiédeur de son salon, des sites (marchands ou non) permettent de vendre des produits d’occasion au-delà de son quartier, de trouver des clients au-delà de ses collègues ou d’échanger des vêtements usagés à d’autres que ses voisins.

Fondamentalement, les comportements restent identiques dans leur nature à ceux qui irriguaient les allées des vide-greniers ; ce qui change est essentiellement leur ampleur : l’échelle géographique passe du village au continent ; le nombre de participants passe de quelques dizaines à des milliers ; les montants financiers dépassent la cagnotte d’un week-end pour égaler un treizième mois voire un salaire.

Un modèle minimal : la création du Boncoin

Le milieu des années 2000 est marqué en France par l’essor de plusieurs quotidiens nationaux gratuits – Metro, 20 minutes, Direct Matin et Direct Soir, etc. – qui font beaucoup de bruit dans le secteur de la presse où ils sont accusés de dumping social et publicitaire tandis qu’ils bousculent aussi bien les journaux d’information que les éditeurs de titres de petites annonces (le groupe Hersant Média diffuse 250 titres sous la bannière Paruvendu).

Ces journaux disparaîtront sans provoquer la révolution qu’ils semblaient promettre. Elle viendra pourtant du propriétaire de 20 minutes, l’éditeur norvégien Schibsted, mais de façon discrète, et sans susciter de tapage médiatique : son site de petites annonces Blockbet connaît un beau succès en Suède et il s’agit de le tester (en l’adaptant) sur un marché d’envergure. La France est choisie et le projet est confié à Olivier Aizac (alors en poste chez… Paruvendu).

Malgré une esthétique parfois qualifiée de « ringarde », Leboncoin est devenu, quinze ans après sa création, un acteur incontournable du secteur d’occasion. Capture d’écran

Nous sommes en 2006 et le site Leboncoin est créé avec des caractéristiques très éloignées des pratiques du secteur. La dénomination commerciale est choisie de façon artisanale, suite à un scrutin auprès de 400 internautes (les noms en lice étaient « ChezGeorgette », « Tope-là » et « Marchéconclu »). La configuration du site est minimaliste et son ergonomie simplifiée à l’extrême puisqu’il ne faut pas créer de compte (l’utilisateur peut surfer immédiatement et sans disposer de quelconques compétences, ni même de familiarité avec Internet), les contenus se résument à ceux des annonces déposées et l’esthétique de la page d’accueil, jugée ringarde par les habitués du Net, est moquée pour sa désinvolture et son côté désuet.

Le business model se démarque aussi de ceux des sites d’annonces en ligne : d’une part, Leboncoin est gratuit, ce qui est une différence fondamentale avec ses concurrents ; d’autre part, les annonces sont référencées par zones géographiques (ses rivaux organisent leurs offres par catégories de produits). Avec un budget initial modeste – 6 millions d’euros –, des bureaux sans faste ostentatoire (à la différence des start-up équivalentes) et une campagne de communication sommaire (de l’affichage, simplement pour lancer la marque et amorcer les premiers usages), Leboncoin va connaître un démarrage spectaculaire, profitant de l’éparpillement de la presse gratuite et du traditionalisme de ses dirigeants, qui passent à côté de la digitalisation des petites annonces et signent ainsi le suicide économique du secteur.

Plaisir dominical…

L’engouement récent pour les vide-greniers (La France est passée de 5 000 évènements par an en 1995 à 50 000 en 2015, selon la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) procède de facteurs multiples : les particuliers apprécient ces balades aux ambiances de fêtes de village (les stands ludiques ou alimentaires ne sont pas les moins fréquentés), ils savent qu’ils peuvent y trouver des produits atypiques ou réaliser des achats malins (en tête : vêtements pour enfants, vaisselle, livres et disques, sans oublier les cartes Pokémon) et, s’ils exposent, ils gagnent un peu d’argent en se débarrassant de produits stockés dans leurs garages ou leurs armoires.

Avoir le plaisir de chiner à la brocante de Carpentras, est-ce profiter d’une concurrence déloyale ? Wikimedia, CC BY-SA

Les organisateurs, qu’il s’agisse d’associations de quartiers, de comités des fêtes, de sociétés de chasse ou d’amicales de parents d’élèves, y trouvent un complément aux subventions municipales, en baisse car trop sollicitées. Les communes, quant à elles, génèrent du trafic commercial, dynamisent un quartier à bon compte et les édiles aiment s’y faire voir pour rencontrer leurs électeurs.

… ou concurrence déloyale ?

Cette prolifération des ventes de produits d’occasion à travers le pays ne laisse pas indifférents les professionnels, qui dénoncent le travail dissimulé des personnes qui ne respectent pas le nombre maximal légal de vide-greniers annuels et les bénéfices non déclarés qui en résultent, qui échappent tant à la TVA qu’aux impôts sur le revenu.

Il faut dire que le secteur, particulièrement lucratif par le passé, est maintenant très encombré : la liquidation judiciaire de Joël Garcia Organisation en 2018 est un indice symptomatique de cette évolution. Célèbre pour son salon de la brocante de la Bastille, cette entreprise était un pilier de l’évènementiel mais, dès le mitan des années 1990, son patron et ses confrères s’alarmaient de la vogue des vide-greniers amateurs :

« La quantité a chassé la qualité. Qu’est-ce que l’on trouve sur ces marchés ? Des dinosaures en plastique verts, de vieilles poupées Barbie échevelées… de la crotte ! »

Un jargon pas piqué des vers

Vide-greniers ou dépôt-vente, peu importe : pour faire du velours (c’est-à-dire du profit), il faut éviter les chaudes (marchandise d’origine suspecte) et les orphelins (objet seul alors qu’il fonctionne par paire, comme des chevets). L’idéal est de truffer (vendre au-delà de la valeur) une drouille (produit sans intérêt) dans son jus (son état d’origine), sans se faire emplâtrer (se faire berner) au cul du camion (quand le vendeur décharge sa came). À bon entendeur !

L’occasion solidaire à l’ère du commerce en ligne

Qui eût imaginé un seul instant qu’Emmaüs deviendrait un jour un acteur non négligeable du monde virtuel ? Qui eut pensé cette évolution du « chiffonnier » né dans les bidonvilles ? Et pourtant, Emmaüs a fait son entrée dans l’univers des sites de vente en ligne en 2016, avec le Label Emmaüs. Le site, qui a reçu en 2020 le prix Espoir or de la Fédération du e-commerce, se veut bien évidemment différent des plates-formes de vente en ligne traditionnelles – une option « alternative, humaine et solidaire ».

La création de cette plate-forme vise également à atténuer la perte de qualité des dons depuis une dizaine d’années. En effet, en dépit de l’importance continue des dons, la valeur relative de ceux-ci baisse drastiquement. Cette dépréciation serait due à l’évolution rapide de la mode, à l’obsolescence rapide des produits contemporains et, surtout, au développement accéléré des sites de commerce de produits d’occasions en ligne, en parallèle de l’engouement pour les vide-greniers. De plus en plus, les Français vendent et achètent entre eux des biens de seconde main, il fallait réagir.

Le 25 janvier 2021, à l’instar du Boncoin ou de Vinted, Emmaüs s’est renforcé dans l’univers du commerce en ligne en ouvrant un site – Trëmma – permettant aux utilisateurs de mettre en vente leurs objets d’occasion. Différence de taille : le vendeur ne gagne rien, il est donateur. Le produit des achats est destiné à financer des structures dépendant de l’association et est affecté directement à un projet solidaire, sélectionné par Emmaüs. Quatre premiers projets ont été retenus, dont la ferme de réinsertion Baudonne, dans les Landes, qui accueille des femmes sortant de prison.

L’objectif de Trëmma est de séduire un public jeune et connecté, pour lui faire acquérir le « réflexe Emmaüs » alors qu’il ignore tout des communautés et de leurs hangars de vente physique. Contrairement aux autres sites, outre la satisfaction de s’impliquer dans le financement d’un projet solidaire, l’utilisateur reçoit un reçu fiscal de 60 % du montant de la vente. Résolument optimiste, cette approche est au croisement de la contre-consommation et du crowdfunding pour projets solidaires, comme en proposent les plates-formes de finance collaborative.

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