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Bonnes feuilles : « La sportokratura sous Vladimir Poutine : une géopolitique du sport russe »

Vladimir Poutine participe à une séance d'entraînement avec les membres de l'équipe nationale russe de judo à Sotchi, le 14 février 2019.
La mise en scène du corps sportif de Vladimir Poutine est soigneusement calibrée par les communicants du Kremlin. Mikhail Klimentyev/Sputnik/AFP

Cet extrait est tiré de l’ouvrage de Lukas Aubin, docteur en Études slaves contemporaines, spécialiste de la géopolitique de la Russie et du sport (Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières) intitulé « La sportokratura sous Vladimir Poutine : une géopolitique du sport russe », publié aux éditions Bréal le 26 mai 2021. Le concept de sportokratura est un néologisme construit par l’auteur formé des mots « sport », « kratos » (force, pouvoir en grec ancien) et « nomenklatura » qui désigne la machinerie de l’élite politico-économico-sportive russe. Cette sportokratura s’imprime et s’exprime sur et par les corps du président, des élites et de la société civile en Russie à l’ère de Vladimir Poutine.


Le Putin branding ou la « marque Vladimir Poutine », un instrument de sport power au sommet de la pyramide de la sportokratura

Au cœur de la société russe depuis 2000, le corps de Vladimir Poutine est un vecteur de communication, une ressource et un outil politique. Dans la rue, dans les kiosques à journaux, sur les calendriers, sur les tasses, sur les T-shirts, dans les magazines, à la télévision, le corps du premier sportokraturiste russe est désormais la principale image de marque de la Russie contemporaine à l’échelle nationale et internationale.

Grâce aux organes de soft power médiatiques nationaux financés par le Kremlin (Rossiya 1, NTV, etc.) et internationaux (RT, Sputnik), sa présence dans l’espace public et la maîtrise de son image sont telles que l’on peut aujourd’hui parler de Putin branding (ou « image de marque de Vladimir Poutine ») pour qualifier l’instrumentalisation du corps du président. À l’instar du City Branding, du Region Branding, ou du Nation Branding, le Putin Branding est une stratégie politique développée au début des années 2000 par les conseillers en communication du président. Elle a pour but d’utiliser les techniques du marketing contemporain afin de conceptualiser et valoriser l’image de marque positive et attractive de Vladimir Poutine à travers le monde grâce aux instruments de soft power et de diplomatie publique russes (médias, etc.). Le tout en… utilisant les codes américains. Comme l’explique Gleb Pavlovsky, le conseiller et stratège de V. Poutine durant son premier mandat :

« La thèse principale à l’époque était que Poutine devait correspondre à l’image hollywoodienne d’un héros sauveur. Le monde regarde Hollywood – il regardera donc Poutine. »

Selon le politiste Greg Simons, « le marketing politique est normalement associé aux relations entretenues entre les politiciens et les organisations politiques avec les électeurs nationaux. Il est normalement considéré comme un processus délibéré et conscient, c’est-à-dire que les entités politiques cherchent activement à influencer et à persuader les publics cibles » (Simons, 2019). En Russie, le marketing politique du pouvoir russe a pour originalité de cibler à la fois l’audience nationale et l’audience internationale. À l’origine, il s’agissait de créer l’image d’une Russie forte alors que sa réalité économique la rendait faible. Aujourd’hui, cette image est protéiforme et s’adapte aux enjeux géopolitiques contemporains de la Russie en faisant sienne la « puissance de l’imaginaire ».

Afin de rendre cette stratégie efficace, V. Poutine se met régulièrement en scène dans des situations où il adopte la posture d’une certaine idée de l’homme russe, sain et sportif, à la fibre morale irréprochable. De présidence en présidence, il se compose un ethos dont les caractéristiques disposent d’une portée politique. Que ce soit sa silhouette (mince), sa démarche (militaire), son look (adapté aux différentes circonstances), le corps décortiqué du président est l’expression de cette stratégie. Il est mis en valeur et adapté à la société russe en fonction des enjeux politiques et sociaux du moment. Ainsi, sa bonne forme physique malgré son âge relativement avancé est tantôt la représentation d’une Russie saine, sportive, virile, traditionnelle, religieuse et patriarcale, tantôt la représentation d’une Russie moderne qui affiche la bonne santé d’une société attractive, ouverte sur le monde et développée.

Si ces mises en scène sont parfois moquées à l’étranger – et notamment au sein des pays occidentaux –, elles trouvent un véritable écho dans de nombreux pays. En effet, la confiance accordée au président russe à travers le monde a globalement augmenté ces dix dernières années, notamment auprès des pays émergents où il représente une alternative à l’hégémonie américaine. En 2017, la Russie est à seulement 3 points de la popularité des États-Unis à travers le monde avec un pourcentage de personnes ayant confiance en le président russe de 27 % contre 30 % pour Donald Trump, selon l’institut de sondage Gallup World. Cette stratégie est si payante qu’il est aujourd’hui possible de trouver des mini-bustes de V. Poutine à Istanbul, des calendriers à son nom au Japon, ou encore des livres relatant ses aventures sportives en Allemagne.

À l’échelle nationale, son image lui permet également de séduire sa population : au lendemain des Jeux de Sotchi sa cote de popularité atteint le sommet record de 88 % d’opinions favorables. Sans compter le nombre infini d’échoppes remplies de produits dérivés à son effigie (T-shirts, matriochkas, calendriers, bustes) qui le montrent à son avantage en train de pratiquer un sport.

Jamais anodines, ces représentations sont un mode de transmission et le reflet de la ligne politique du pouvoir au cœur d’une stratégie politique. En pleine crise diplomatique entre la Russie et les pays occidentaux au lendemain de l’annexion de la Crimée en mars 2014, le T-shirt représentant Vladimir Poutine en kimono en train de répondre aux sanctions économiques états-uniennes par un coup de pied dans la figure de Barack Obama a pignon sur rue. Encore aujourd’hui, cette image est l’illustration du discours politique russe dominant, qui appelle de ses vœux la fin de la domination mondiale américaine en faisant de V. Poutine la figure de proue d’un nouveau monde multipolaire.

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Si le chef du Kremlin n’est pas à l’origine de la création de ces goodies, il encourage leur confection via de nombreux canaux de soft power. Par exemple, les boutiques officielles de souvenirs présentes dans les aéroports russes regorgent de biens à sa gloire.

Parmi le large panel de ses propres représentations, Vladimir Poutine a bien entendu un faible pour les usages politiques du sport. S’il montre d’abord ses talents de judoka, il embraye rapidement sur le hockey, la nage, la pêche ou encore la musculation. À l’appui de cette stratégie, ces mises en scène ne manquent pas d’être relayées par les médias russes à la solde du Kremlin en Russie et à l’étranger. Sputnik France consacre par exemple régulièrement des articles aux compétences sportives du président russe : « Poutine va s’essayer à un nouveau sport », « Poutine prêt à ajouter le yoga à son répertoire sportif », « Poutine marque 7 buts lors du match de hockey de son anniversaire », « Quels sports Vladimir Poutine pratique-t-il ? », « Le Kremlin révèle le temps que Poutine consacre au sport tous les jours ».

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Sur la capture d’écran ci-avant, l’article de Sputnik France du 7 juin 2017 utilise une image de V. Poutine en train de pratiquer la nage-papillon et pose la question suivante : « « Douche avec un gay à bord d’un sous-marin » : que ferait Poutine ? »

Le message politique véhiculé ici est double. Sur la forme, il met en avant la virilité supposée du président russe en train d’effectuer un sport. Sur le fond, il le présente implicitement comme le gardien des valeurs traditionnelles et de la famille nucléaire. Le contenu de l’article le confirme d’ailleurs avec une citation de V. Poutine qui déclare : « Je préférerais ne pas aller sous la douche avec un homosexuel. Il ne faut pas le provoquer. Vous savez, je suis maître de judo. »

Certains de ces clichés deviennent tellement viraux à l’échelle planétaire que de nombreux détournements (autrement appelés « mèmes ») voient le jour sur Internet. Le plus connu est probablement celui montrant Vladimir Poutine à dos d’ours dont la popularité sur Internet est telle que le président russe lui-même doit réagir en direct à ce sujet sur la NBC. Le 8 mars 2018, il déclare, non sans humour : « J’ai vu une photo où je chevauche un ours. Je n’ai jamais encore monté un ours, mais de tels clichés existent. »

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Pourtant, si le président s’en amuse, ça n’est pas toujours le cas. En avril 2015, le Roskomnadzor – le « Service fédéral de supervision des communications, des technologies de l’information et des médias de masse » – annonce l’interdiction de créer et/ou d’utiliser des images détournées de célébrités. Une loi qui est interprétée comme une mesure visant à protéger l’intégrité de V.

Ce texte est issu de La sportokratura sous Vladimir Poutine : Une géopolitique du sport russe qui vient de paraître aux éditions Bréal. Éditions Bréal

Poutine sur Internet mais surtout comme une volonté de contrôle de l’image du président. Ironie du sort, l’effet produit n’est pas celui attendu et le partage d’images parodiques du président russe explose. Dès lors, il change de stratégie et décide au contraire d’en tirer parti. Comme au judo, il fait sienne la force de son adversaire. Désormais, il semble épouser la célèbre phrase de Phineas Taylor Barnum : « Il n’y a pas de mauvaise publicité ».

Aujourd’hui, l’image sportive de Vladimir Poutine est donc devenue une marque et un instrument de soft power destinés à promouvoir un monde multipolaire et une alternance à l’hégémonie américaine et – plus largement – occidentale. De surcroît, elle permet de tordre le cou aux clichés de l’homme russe alcoolique et en surpoids en faisant de Vladimir Poutine l’étendard sain et musclé du retour de la grande Russie. C’est le Putin branding.

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