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Eric Zemmour lors de la Convention de la Droite le 28 septembre 2019. Sameer Al-Doumy / AFP

Ce n’est pas Eric Zemmour le problème mais la légitimité que lui confèrent les médias

« Je ne suis pas d’accord avec vous, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire » : la phrase attribuée à Voltaire et que les défenseurs d’Éric Zemmour s’emploient à réactiver n’est-elle pas des plus commodes ?

Tout démocrate est pour la liberté d’expression, sauf à se l’octroyer de façon exclusive. Mais la question concernant Éric Zemmour, nouveau chroniqueur attitré de CNews n’est pas là. Elle est dans ce phénomène nouveau de notre société postmoderne : les modes de diffusion et de circulation de la parole.

Toute parole personnelle, dès lors qu’elle se répand dans les réseaux sociaux et qu’elle est prise en relais par les médias d’information, devient ce qu’on appelle une « parole publique ». La question est : qu’est-ce qui légitime une parole publique ?

La légitimité de la parole publique

Ce n’est donc pas ses propos que l’on examine ici, mais leur légitimité comme parole publique. Ses propos, on en connaît la teneur populiste, islamophobe et identitaire, fausse et dangereuse pour la conscience citoyenne, bien dénoncée par Gérard Noiriel dans son récent ouvrage Le Venin dans la plume. Edouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République (La Découverte). Dans ces propos, il ne s’agit pas tant de « conservatisme », qui, après tout, a droit de cité dans le débat public, jouant son rôle de résistance face à certains effets destructeurs du progressisme technologique, que de « restauration », comme le souligne Nicolas Truong dans une analyse récente dans Le Monde/

Car en effet il vaut mieux agiter le fantôme de la « dépossession », pour appeler à la réappropriation du monde perdu, que se contenter de le conserver. Mais cette tentative de « restauration », dont on connaît les retours périodiques dans l’histoire de France, est moins politique que fantasmatique.

Il voudrait jouer le rôle d’un lanceur d’alerte auprès d’une certaine partie de la population, il ne tient que celui d’un propagandiste prosélyte. Il voudrait réveiller les consciences, il les plonge dans la paranoïa. Le corpus de ses discours montre que ceux-ci sont moins politiques que conspirationnistes.

Une parole diffusée dans l’espace public est d’abord affaire de légitimité. Et c’est le cadre de sa production qui lui donne sa légitimité, c’est-à-dire sa raison d’être et son sens.

Ce que n’est pas Eric Zemmour

En 2010, j’avais eu l’occasion d’analyser « l’affaire Zemmour », lorsque dans l’émission « Salut les terriens », du 6 mars, diffusée sur Canal+, et animée par Thierry Ardisson, le chroniqueur d’alors, Éric Zemmour, réagissant aux propos d’un interlocuteur qui dénonçait les contrôles au faciès, avait déclaré :

« Mais pourquoi on est contrôlé 17 fois ? Pourquoi ? Parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes ! C’est comme ça, c’est un fait… »

Suite à cette déclaration, il y eut deux procédures en justice pour « provocation à la haine raciale » et « discrimination à l’embauche ». Déjà, à l’époque, je m’interrogeais : quelle est la légitimité d’un chroniqueur de radio ou de télévision ? Une parole publique est une parole de représentation, et sa légitimité lui vient de ce au nom de quoi on parle : d’un parti, d’un syndicat, d’une association, d’une institution, d’un groupement reconnu, d’une notoriété intellectuelle ou scientifique.

Dans le cas d’Éric Zemmour, quelle est sa légitimité ? Il n’est pas un homme politique comme un Jean‑Marie Le Pen autrefois, ou une Marine Le Pen aujourd’hui, s’exprimant en tant que personnalités politiques instituées, au nom d’un parti porteur d’une certaine idéologie ; il n’est pas un homme de lettres, un écrivain reconnu, un intellectuel ou un penseur comme Régis Debray qui peut se permettre de parler en tant que philosophe moraliste ; il n’est pas un scientifique qui essaierait de vulgariser une parole spécialisée sans porter de jugement radical ; il n’est pas non plus le simple citoyen qui pourrait témoigner de sa propre opinion en fonction de sa propre expérience ; il n’est même pas comme Dieudonné qui appartient à la catégorie des humoristes engagés, dont les dérapages antisémites sont jugés à l’aune de la jurisprudence sur les actes humoristiques.

Ces diverses personnalités – et le public auquel elles s’adressent –, savent au nom de quoi elles parlent. En ce sens, on peut, à chaque fois, leur imputer une responsabilité. Mais Éric Zemmour, il représente qui, et il parle au nom de quoi ?

Ce serait en qualité de journaliste-chroniqueur ? Mais qu’est-ce qu’un journaliste-chroniqueur ? Ce devrait être un journaliste qui, spécialisé dans un domaine de la vie sociale (politique, économique, scientifique, artistique, sportif), est en mesure d’apporter des explications plus approfondies, de faire des analyses plus poussées que celles d’un rapide commentaire sur les événements d’actualité. Son rôle est de mettre en regard différents points de vue, de les confronter et d’en tirer un certain nombre d’enseignements. C’est une question de déontologie journalistique et les journalistes-chroniqueurs sérieux en ont conscience. Éric Zemmour n’est rien de tout cela. Le cas Zemmour ? À l’évidence, sa légitimité, par sa présence à la télévision, à la radio et dans les tribunes presse écrite, n’est que médiatique.

La force de la machine médiatique

C’est la machine médiatique qui, à travers sa politique de programmation, est instance de légitimation : elle procure à toute personne parlant dans son cadre une légitimité médiatique. Et c’est ici qu’apparaît son effet pervers. Car s’il est justifié qu’elle légitime la parole des experts, des témoins et des citoyens, on peut se demander à quel titre parlent ces chroniqueurs-provocateurs qui sont pourtant doublement légitimés parce qu’ils sont présentés comme journalistes et comme experts des questions de société.

Éric Zemmour n’a aucune de ces légitimités. Il faudrait réduire ses propos à leur insignifiance, et c’est le contraire qui se produit. Ceux-ci ont cependant un avantage, celui de nous rappeler que la force de frappe du populisme est d’extrême droite.

Grâce à Zemmour, cela apparaît de façon évidente. Il est vrai que la gauche radicale s’adonne aussi à des stratégies de discours populiste, ne serait-ce que dans son mouvement « décoloniales », comme je l’ai montré dans divers articles. Mais contrairement aux philosophes Ernest Laclau et de Chantal Mouffe qui prônent l’avènement d’un populisme de gauche, il faut rappeler que les valeurs défendues par la gauche ne sont pas les mêmes que celles défendues par l’extrême droite.

Quant aux médias, il faudrait que, entre l’éthique de conviction qui veut que ceux-ci informent le citoyen quoiqu’il en coûte, et l’éthique de responsabilité qui oblige à s’interroger sur la manière d’informer, dont certains effets sociaux peuvent être délétères et mortifères, ils sachent, dans leur « éditorialisation », se tenir sur cette corde raide.

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