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Ce que certains courriers de lecteurs révèlent à propos des migrants

Quelque part, en mer. Photo prise le 5 août de rescapés pris en charge sur la navire espagnol de l'ONG « Proactiva Open Arms ». Matias Chiofalo/AFP

L’arrivée de Geoffroy Lejeune – ancien rédacteur en chef de Valeurs actuelles – à la tête du Journal du dimanche, après une longue grève de la rédaction, laisse envisager un traitement médiatique très différent de certains sujets clefs au sein de l’hebdomadaire. Parmi eux, celui des migrants, qui suscite des sentiments et des comportements très variés dans la population française, et qui est reflété très différemment dans les journaux. C’est notamment grâce aux courriers de lecteurs de différents médias que nous avons pu obtenir des indications sur les systèmes de représentation et sur les justifications que des individus se donnent au sujet de certains faits de société tels que les migrations.

Dans un courrier, son auteur donne à voir une certaine situation au travers de descriptions, de narrations, de l’expression de sentiments, de jugements, de dialogues, de paroles rapportées, etc. Il met en scène des intervenants, des événements et une chronologie.

Pelerin (12 juillet 2018). Europresse, Fourni par l'auteur
Courrier extrait de Valeurs actuelles (17 janvier 2019). Europresse, Fourni par l'auteur

Pour notre étude, nous nous sommes concentrés sur des courriers de lecteurs qui contiennent le mot « migrants » mais qui traitent d’un thème qui ne les concerne pas directement : il pourra s’agir des retraites, de la vie associative, de la souveraineté de la Pologne, de l’arrogance de l’Allemagne, etc. Ces courriers évoquent les migrants en périphérie du thème ; c’est pourquoi nous les nommons « courriers périphériques ».

Une analyse de contenus des lettres de lecteurs

Notre corpus d’étude est constitué de courriers de lecteurs provenant de journaux appartenant à deux courants politiques opposés sur la question de l’accueil des migrants.

D’une part, Valeurs actuelles, média classifié à l’extrême droite connu pour ses « Unes » fréquentes sur les dangers liés aux migrants, et d’autre part des journaux chrétiens connus pour leur position éditoriale bienveillante à l’égard de l’accueil des migrants : La Croix, La Vie et Le Pèlerin.

Bien que Valeurs actuelles et les journaux chrétiens s’opposent radicalement sur leur approche de la question migratoire, on observe certaines similitudes entre les contenus des deux corpus.

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Tout d’abord, quelques rares indications tendent à montrer que les courriers mobilisent principalement des personnes âgées et très majoritairement masculins. Par ailleurs, il est quasiment toujours question des migrants comme d’un groupe, et non pas d’individus ou de familles. Les migrants sont perçus comme une masse plutôt indistincte.

Enfin, les représentations des migrants qui émergent de la lecture de Valeurs actuelles et des journaux chrétiens présentent un trait commun : une tonalité anxiogène. En effet, dans les courriers périphériques, on parle des migrants pour évoquer la guerre, la grande pauvreté, l’égoïsme de nos sociétés, des drames meurtriers, des injustices, ou encore le terrorisme. L’image d’une foule massive d’arrivants, plutôt que des personnes ou de très petits groupes, contribue également à cette tonalité anxiogène.

Une anxiété différente

L’anxiété qui émane de ces deux corpus n’est cependant pas du même type. Dans Valeurs actuelles, cette anxiété concerne la situation de menace dans laquelle se trouveraient les populations de France ou d’Europe, face à l’arrivée de migrants.

On parle ainsi d’appauvrissement des populations locales, d’envahissement, de violences sexuelles à l’encontre des femmes, d’insécurité en général, d’islamisation de la société, de terrorisme. Par contre, dans les journaux chrétiens, l’anxiété est en lien avec l’égoïsme de l’Europe à l’égard des migrants, la situation vulnérable de ceux-ci, l’interdiction qui leur est faite de s’intégrer dès lors qu’ils ne sont pas en règle avec la loi, la violence dont ils sont victimes dans leur pays, ou durant leur migration ou en France, ou encore les discours stigmatisants dont ils sont victimes.

Cette tonalité anxiogène s’explique chez les lecteurs de Valeurs actuelles, car les articles rédactionnels de ce journal traitent aussi des migrants de façon anxiogène.

À l’inverse, dans les journaux chrétiens, certains journalistes parlent assez souvent de migrants dans des articles qui évoquent la confiance et l’espoir plutôt que l’anxiété. Par exemple, des articles parleront de belles expériences de vie associative auxquelles participent des migrants.

Captures d’écran de la base de données Europresse. Fourni par l'auteur
Captures d’écran de la base de données Europresse. Fourni par l'auteur

Nous avons extrait de notre base de données 250 courriers de lecteurs contenant la forme « migrants », et dans ce corpus, nous avons extrait 47 courriers périphérique. Nous avons constitué un corpus de 23 courriers de lecteurs dans Valeurs actuelles et 24 courriers dans les journaux chrétiens.

Dans l’hebdomadaire Valeurs actuelles, les courriers qui traitent des migrants sont beaucoup plus nombreux que dans Le Pèlerin ou La Vie, et même plus nombreux que dans un quotidien (La Croix). Les migrants semblent donc particulièrement mobiliser la réflexion des lecteurs de ce journal.

Les migrants comparés à des populations menacées… ou menaçantes

Les auteurs de courriers de lecteurs des journaux chrétiens assimilent, comparent ou établissent des analogies entre les migrants et d’autres populations qui se caractérisent également par leur vulnérabilité ; des populations pourchassées, opprimées ou vivant dans une grande pauvreté. Ils sont ainsi comparés aux juifs victimes du nazisme, aux personnes massacrées en Ex-Yougoslavie ou en Afrique, aux exclues, aux personnes rejetées, aux femmes seules avec enfants à charge, aux précaires qui relèvent d’ATD-Quart Monde et du Secours Catholique, etc.

Une analogie est donc très souvent opérée entre les migrants et d’autres populations menacées, ce qui accrédite l’hypothèse selon laquelle ils constituent, eux-aussi, une population menacée.

Contrairement à celles des journaux chrétiens, les lettres de Valeurs actuelles assimilent ou comparent les migrants avec d’autres groupes ou d’autres populations caractérisées par leur manque de probité ou par les problèmes économiques ou sécuritaires qu’ils posent à la population française. Ils y sont donc présentés comme une population menaçante pour des populations du pays d’accueil.

Dans les journaux chrétiens, les migrants subissent plutôt qu’ils n’agissent. Ils subissent le rejet des dirigeants du FN, ils meurent par milliers en Méditerranée, on leur refuse le regroupement familial, ils sont l’objet des fanfaronnades d’un ministre italien, ils sont ignorés par l’Église officielle, ils subissent la guerre au Moyen-Orient. Ils subissent la famine et la privation de liberté, les bombardements ou encore la guerre.

Les lettres de Valeurs actuelles n’évoquent pas ce que peuvent subir les migrants, mais uniquement ce qui serait fait en leur faveur. Les migrants y seraient l’objet d’une généreuse attention de l’État (allocations, accueil, logement). Les aides aux migrants sont souvent mises en parallèle avec la paupérisation de la population du pays d’accueil.

Des lettres de lecteurs que tout oppose

La représentation des migrants montre que les courriers de lecteurs reprennent le plus souvent des traits stéréotypés au sujet des migrants. Ces traits diffèrent et sont le plus souvent opposés entre les représentations de Valeurs actuelles et celles des journaux chrétiens.

Tandis que les lettres de Valeurs actuelles conçoivent les migrants comme une menace pour les Français et les Européens (en profitant des aides sociales, en menaçant les femmes, en commettant des attentats terroristes), ceux des journaux chrétiens les perçoivent comme une population menacée (en danger de mort, d’exploitation, de prostitution, de vie insalubre).

Dans leurs représentations des migrants, les courriers de Valeurs actuelles et ceux des journaux chrétiens ne parlent pas des mêmes acteurs ni des mêmes actions lorsqu’ils évoquent les migrants. Les groupes français qu’ils voient interagir avec les migrants ne sont pas les mêmes.

Valeurs actuelles et les journaux chrétiens construisent donc des représentations des migrants opposées et incompatibles. Un extra-terrestre qui lirait ces journaux pourrait conclure que les auteurs des courriers utilisent le même terme « migrants » pour désigner deux populations radicalement différentes…


Laurence Brunet, enseignante-chercheuse en linguistique de l’université de la Rochelle, retraitée, a co-écrit cet article. Une version académique de cet article paraîtra dans le numéro 13-14/2023 de la revue Les Cahiers Linguatek.

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