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Ce que l’histoire nous révèle des élites européennes

Photo de groupe de membres de la Haute Autorité de la CECA, de gauche à droite: Dirk-Pieter Spierenburg, Piero Malvestiti et Albert Coppé. Debouts, Paul Finet, Pierre-Olivier Lapie, Heinz Potthoff, Albert Wehrer, Fritz Hellwig et Roger Reynaud; EC - Audiovisual Service

« Comment combler le gouffre qui ne cesse de se creuser entre les élites européennes et le peuple ? » Cette question figurait au programme d’un débat récemment organisé par des étudiants du Master Politiques européennes de Sciences Po Strasbourg, en amont des élections européennes qui se tiendront ce 23 mai. Mais à quoi fait référence cette expression d’« élites européennes » ? Régulièrement citée par les médias sans pour autant être précisée, elle fait souvent allusion à une entité confusément composée de technocrates, interchangeables et coupés des réalités du monde.

Pourtant, le champ de l’étude de ces élites s’est développé ces dernières décennies en sciences humaines. L’étude de leur histoire également, au-delà des grandes figures et “pères” de l’unité européenne, leurs parcours personnels et collectifs, sont maintenant connus, du plus haut responsable à l’agent administratif, et éclairent d’un jour nouveau les débuts de la construction européenne.

Une profonde hétérogénéité biographique

L’analyse biographique de ces premières « élites européennes » dans les années 1950 – 1970 montre leur hétérogénéité, qu’il s’agisse des origines ou des conceptions du monde, malgré quelques traits communs qu’il est possible de distinguer.

Les premières organisations européennes, ancêtres de l’Union européenne, sont la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) créée en 1951 et la Communauté économique européenne (CEE), née en 1957 avec le traité de Rome (lire par exemple la synthèse de Marie-Thérèse Bitsch sur l’histoire de la construction européenne). Les institutions qui les composent sont sensiblement les mêmes qu’aujourd’hui : un Conseil des ministres qui prend les décisions, désormais avec le Parlement (l’Assemblée commune devenue Parlement européen a longtemps eu un rôle consultatif), sous l’impulsion d’un exécutif, la Commission ou dans le cas de la CECA, une Haute Autorité, et le contrôle d’une Cour de justice.

Les institutions strictement communautaires sont la Commission et la Cour de Justice, les autres représentant également les intérêts nationaux des États membres. A cette époque, le marché commun concernait l’Allemagne de l’Ouest, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas.

Des hommes nés au début du XXe siècle

Mes recherches se sont portées sur un corpus de hauts responsables communautaires : membres de la Haute Autorité, commissaires européens, juges à la Cour de justice. Elles ont montré des histoires personnelles très différentes les unes des autres, suivant des méandres complexes et incertains jusqu’au projet européen, à l’image de l’histoire du XXe siècle.

Seuls des hommes sont en poste aux plus hautes fonctions dans les institutions de la CECA et de la CEE dans les années 1950-1970. Des femmes y travaillent, mais comme secrétaires ou interprètes. En effet, en dehors de quelques exceptions, comme Margaretha Klompé (1912-1986), figure politique de l’après-guerre aux Pays-Bas (députée, ministre), déléguée à l’Assemblée commune de 1953 à 1956, il faut attendre les années 1980 pour voir, comme sur le plan national d’ailleurs, des femmes arriver aux postes de pouvoir.

Parmi elles on compte Simone Veil, présidente du Parlement européen en 1979, Christiane Scrivener et Vasso Papandreou, premières femmes Commissaires européennes en 1989.

Cette génération de responsables européens des années 1950-1970 est née au début du XXe siècle. Ce sont donc des hommes d’âge mur : ils ont déjà eu une vie, parfois mouvementée, et une carrière, avant d’être nommés à luxembourg ou à Bruxelles. Ils ont connu la Première guerre mondiale enfant ou jeune homme pour les plus âgés, ont étudié et commencé leur parcours professionnel ou politique dans des États européens déstabilisés par des luttes idéologiques extrêmes, dans un contexte de crise économique et politique majeure dans les années 1930. Enfin, comme leurs concitoyens, ils ont traversé, non sans difficulté, les bouleversements liés à la Seconde Guerre mondiale.

Ennemis d’hier travaillant ensemble à un projet commun

Pendant la Seconde guerre mondiale, et il en fut de même pour la plupart des Européens, ils subirent les événements tout en y prenant part en fonction des aléas d’un conflit exacerbant les oppositions, en fonction de leur place dans la société au moment du déclenchement des hostilités et des changements politiques (combats, occupation, collaboration…).

Pour ceux qui en avaient l’âge, servir leur armée était une obligation à laquelle il était difficile de se dérober, surtout au début du conflit. Ils furent acteurs directs ou témoins passifs du nazisme ou du fascisme en Allemagne et en Italie, de la collaboration ailleurs en Europe, d’autres participèrent aux mouvements issus de la Résistance catholique et socialiste.

D’autres encore sont restés attentistes, opportunistes face aux événements, essayant de survivre, de conserver leur emploi. Des questions aussi essentielles que mettre à l’abri sa famille au moment des combats se posèrent, parfois dramatiquement – à l’instar de Michel Rasquin, journaliste socialiste luxembourgeois, Commissaire européen en 1958, dont la fille perdit la vie sur les routes de l’exode et qui passa ensuite la fin de la guerre dans le sud de la France.

Franz Etzel, avocat, membre de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne (CDU), ministre des Finances de la RFA. Wikimedia, CC BY-SA

Citons aussi ce hasard des recoupements biographiques : deux futurs membres de la Haute Autorité se sont trouvés, sans le savoir, sur les mêmes champs de bataille pendant la guerre.

Ainsi, Franz Etzel et Pierre-Olivier Lapie, qui se sont succédés à la Haute Autorité à la fin des années 1950, ont tous deux pris part à la campagne de Norvège au printemps 1940, mais dans des camps opposés.

Franz Etzel fut officier de la Wehrmacht et Pierre-Olivier Lapie combattant au sein de la Légion étrangère. Après l’armistice, Pierre-Olivier Lapie ne renonça pas à la lutte armée et gagna l’Angleterre pour rejoindre De Gaulle, qui l’envoya combattre en Afrique, tandis que Franz Etzel était appelé sur les nombreux fronts de l’armée allemande jusqu’à la fin de la guerre. Sur le front russe après la Norvège, il finit la guerre dans les Ardennes, avant d’être fait prisonnier et de passer quatre mois dans les camps américains en 1945.

Paul Finet, syndicaliste belge. Joop van Bilsen/Wikimedia, CC BY-ND

La place sur l’échiquier de la guerre est variable, tout comme les origines sociales, les conceptions du monde, les engagements. Qu’ont en commun Léon Daum, catholique fervent, époux d’une cousine du président Raymond Poincaré, grand patron sidérurgiste français et Paul Finet, ouvrier métallurgiste et syndicaliste socialiste belge ?

A la tête de la Compagnie des forges et aciéries Marine et d’Homécourt, Daum a participé à ce titre à l’organisation économique mise en place par le régime de Vichy au sein du Comité d’organisation de la sidérurgie (CORSID).

Paul Finet a, lui, gravi les échelons de la Confédération Générale du Travail de Belgique dans les années 1930, fui son pays en 1940, puis fut actif auprès du gouvernement belge en exil à Londres.

Pourtant ces hommes se sont assis à la même table dix ans plus tard, mettant leurs différences de côté.

Le tournant de 1945

Tous ces exemples, et on pourrait les multiplier, montrent des hommes pris dans les événements de la guerre et les tensions idéologiques de la première partie du XXe siècle. Pour la plupart d’entre eux, 1945 a marqué un tournant, une prise de conscience personnelle et politique.

Ainsi Franz Etzel, peu politisé avant 1945, se rapprocha par exemple de la démocratie-chrétienne balbutiante dans l’Allemagne occupée par les Alliés, et participa au renouveau politique allemand, entre quête de liberté et volonté de refonder un État allemand démocratique.

Manifeste de Ventotene, l’acte de naissance, chez des antifascistes italiens, des idées fédéralistes. Instituto di Studi Federalisti Altiero Spinelli

Ce renouvellement idéologique, qui sonna comme l’échec du nationalisme politique, a ouvert la voie aux idées pro-européennes, encore marginales pendant la guerre mais qui avaient tout de même circulé dans certains réseaux de résistances.

Face aux enjeux de Guerre froide naissants et de reconstruction du continent, l’idée d’une union de l’Europe occidentale, démocratique et fondée sur une économie de marché, s’est ainsi développée jusqu’aux premières réalisations concrètes au début des années 1950 comme l’a illustré le Plan Schuman.

Une vision pragmatique de l’unité européenne

C’est souvent par pragmatisme et plan de carrière que ces hommes de l’après-guerre ont accepté des fonctions dans des institutions européennes complètement nouvelles (et novatrices !), peu connues et sans visibilité politique sur le plan national. Personne alors ne pouvait dire qu’elles seraient durables et prendraient le pas sur les autres organisations du moment (Conseil de l’Europe, OECE…).

Certes, quelques militants pro-Européens de la première heure – ils étaient peu nombreux de toute façon en 1950 – furent nommés dans les institutions, tel Enzo Giacchero. Ce membre italien de la Haute Autorité nommé en 1952, avait embrassé les idées européennes fédéralistes après des années de guerre traumatisantes pour lui. Amputé de la jambe gauche à la suite d’une blessure alors qu’il était officier de l’armée italienne, il prit le maquis après cet événement et finit la guerre dans la résistance.

Unis contre la menace de l’« Est »

Dans l’ensemble, les hommes nommés dans les institutions européennes, issus du monde politique, administratif ou économique, n’étaient pas les porteurs de l’idéal européen. Nouvellement arrivés dans les cercles du pouvoir de l’après-guerre (députés, ministres, diplomates, dirigeants d’organisations ou d’entreprises…), ils étaient avant tout en accord avec les orientations politiques et économiques de leurs gouvernements, partageant un fort anticommunisme malgré des engagements différents : socialistes, libéraux, sans affiliation, et surtout démocrates-chrétiens, à l’image de la domination de cette mouvance dans de nombreux pays d’Europe après-guerre.

Nombreux sont ceux qui ont adopté les idées pro-européennes une fois dans leurs fonctions européennes seulement. Le dernier président de la Haute Autorité de la CECA, le démocrate-chrétien italien Dino Del Bo, a même reconnu ne rien savoir de la CECA et de ses institutions avant sa nomination par le gouvernement italien.

Relever économiquement l’Europe était certainement le principal objectif commun, notamment pour s’opposer à la menace communiste venue de l’Est – crainte qui surpassait les antagonismes du passé-, tout en cherchant à s’émancipant de l’influence américaine. L’Europe était en pleine période dite de la Guerre froide. La construction européenne est née de ce contexte d’opposition entre les États-Unis et l’URSS, entre les démocraties libérales et les régimes communistes, qui coupa durablement l’Europe, et le monde, en deux blocs.

Au-delà du costume trois pièces sombre

Les hommes ayant mis en œuvre les Communautés européennes ne se réduisent donc pas au costume trois pièces sombre de rigueur que les photographies véhiculent, les rendant interchangeables.

La réalité biographique, souvent sinueuse, a bien plus de relief. Elle révèle que les parcours de ces hommes sont à l’image de l’histoire européenne elle-même, faite de divisions, d’affrontements armés et idéologiques, mais aussi de dialogues, d’actions communes pacifiques, qui lient les hommes du XXe siècle et leur passé, parfois contradictoire, mais porteur d’espoir.

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