Un étrange manège se déroule chaque matin au pied des tours de la défense : des salariés grelottants s’affranchissent des conditions météo. Qu’il pleuve, qu’il neige, qu’il vente, quelques irréductibles tirent frénétiquement sur leur cigarette. Les invétérés fumeurs doivent braver les éléments pour leur incontournable pause tabac. Fumer une cigarette expose les salariés au risque d’attraper un bien mauvais rhume dans les courants d’air du parvis de la Défense…
Pourquoi les plus courageux courent-ils tous ces risques ?
La loi Evin de 1991 pose le principe de l’interdiction de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif. C’est alors le début du casse-tête pour les entreprises car la loi s’applique aux lieux de travail au sein desquels il est néanmoins permis de créer des zones fumeurs (articles R. 351-28-2, R. 355-28-3 et R. 355-28-6 du Code de la santé publique). Les salariés-contrevenants, surpris à fumer en dehors des espaces prévus à cet effet sont alors passibles d’une amende.
Depuis le 1er février 2007, il est formellement interdit de fumer dans tous les lieux couverts et fermés affectés à un usage collectif (R.3511-1 du Code de la santé publique) : les lieux de travail sont alors concernés, y compris les bureaux individuels. Une obligation de sécurité incombe à l’employeur vis-à-vis de ses salariés qu’il doit protéger du tabagisme passif. Il doit donc tout mettre en œuvre pour faire respecter l’interdiction de fumer dans l’entreprise. Voilà pourquoi tous sont obligés de quitter le lieu de travail pour la pause cigarette !
Combien de temps perdent-ils aux pieds des tours ?
Ces pauses « cigarette » ne sont pas définies par le Code du travail et soulèvent la question du temps passé et de la perte de productivité.
Une étude américaine s’est intéressée au coût d’un fumeur. Les sommes évoquées sont colossales et questionnent sur la nécessité d’organiser et de limiter ces pauses. La société Allen Carr propose ses services pour arrêter de fumer, met à disposition un calculateur du coût du tabagisme, en ligne. Ce calculateur est basé sur un temps de pause moyen de six minutes par cigarette fumée (cinq par jour), un coût horaire moyen et un nombre de fumeurs constituant en moyenne 26 % de l’effectif. Si on procède au test, une entreprise comme la SNCF, forte de 260 000 salariés est supposée supporter un coût de 176 774 000 euros par an. Ce chiffre donne le vertige.
L’employeur pourrait alors être tenté de sanctionner les pauses cigarettes, mais que dit le droit ? Le Code du travail impose une pause de 20 minutes au minimum toutes les 6 heures (les conventions collectives peuvent prévoir davantage). Le temps de travail effectif est défini comme
« le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles »…
Sauf lorsqu’elles constituent du temps de travail effectif, les pauses n’ont donc pas à être rémunérées. Elles peuvent toutefois faire l’objet d’une rémunération par voie conventionnelle ou contractuelle (C. trav., art. L. 3121-2) ou en vertu d’un usage. En théorie, la pause cigarette n’est pas du temps de travail. Cette pause doit donc donner lieu à une retenue sur salaire. (Cass/Crim. 15 février 2011 – pourvoi n°10-87019 : Le temps pendant lequel le salarié ne se trouve pas à la disposition de l’employeur et peut vaquer à des occupations personnelles n’a pas à être rémunéré.)
Avant de prendre l’ascenseur pour descendre fumer, nos salariés-fumeurs doivent donc « badger » pour interrompre leur temps de travail si celui-ci est décompté. Mais, la Défense compte 180 000 emplois, dont 57 % de cadres. Leur temps de travail n’est donc pas forcément décompté en heures, mais en jours. En effet, le dispositif du forfait en jours (nécessairement sur l’année) permet de rémunérer certains salariés sur la base d’un nombre de jours travaillés annuellement, sans décompte du temps de travail en heures. Les salariés disposent d’une grande liberté pour organiser leur emploi du temps. (cadres autonomes en général)
Pour les cadres au forfait jours, la notion d’autonomie change la donne et soulève la notion de productivité puisque de fait, la pause cigarette est alors rémunérée…
Comment l’employeur peut-il gérer la situation ?
L’employeur doit veiller à ne pas discriminer car en pratique, la situation est délicate et oppose fumeurs et non-fumeurs. Est-ce équitable ? À raison de cinq cigarettes par jour pour six minutes de pause, cela constitue un manque à gagner de 2h30 par semaine pour l’employeur sans compter les arrêts de travail plus fréquents chez les fumeurs. Les non-fumeurs prennent aussi des pauses bien sûr (café, surf sur Facebook). Mais imaginez le temps réellement perdu par un fumeur qui travaille au 20e étage d’une tour de la défense, qui doit prendre l’ascenseur pour descendre faire sa pause cigarettes, ensuite, remonter, le temps cumulé dépasserait alors trois heures par semaine.
D’après l’enquête « Tabac, territoire, travail » (enquête institut CSA Santé, juin 2009 réalisée à partir d’un échantillon de 1950 personnes, représentatif de la population active des 18 à 65 ans),
« les salariés fumeurs seraient moins productifs (car faisant plus de pauses), moins concentrés au travail, plus sujets aux risques routiers et plus souvent malades. »
Dans une étude réalisée par le cabinet Robert Half en 2013, les DAF sont 81 % à déclarer que les pauses peuvent entraîner des problèmes de gestion du temps et de la performance Pour encadrer les pratiques et éviter les abus, les temps de pause sont réglementés dans 67 % des entreprises interrogées. (limitation du nombre ou de la durée de ces pauses). (enquête Robert Half menée par un institut de sondage indépendant en décembre 2013 auprès de 200 directeurs ou responsables administratifs et financiers).
Le rôle des managers consistera alors à :
organiser les temps de pause et éviter de générer des situations inéquitables entre fumeurs et non-fumeurs
garantir la sécurité et la santé des salariés grâce à la prévention et la lutte contre le tabagisme (Chambre sociale de la Cour de cassation, 29 juin 2005, n°03-44.412.)
La mise en place d’emplacements réservés aux fumeurs n’est en aucune façon une obligation. Il s’agit d’une simple faculté qui relève de la décision de la personne ou de l’organisme responsable des lieux.
Dans les établissements dont les salariés relèvent du Code du travail, le projet de mettre un emplacement à la disposition des fumeurs et ses modalités de mise en œuvre sont soumises à la consultation du CHSCT ou, à défaut, des délégués du personnel et du médecin du travail. (source ministère du Travail)
En pratique, plusieurs solutions s’offrent à l’employeur
Faire preuve d’une tolérance en autorisant les fumeurs à fumer une fois dans la matinée et une autre fois dans l’après-midi.
Modifier le règlement intérieur de l’entreprise qui prévoit le nombre de pauses cigarettes.
Dédier des zones fumeurs à proximité immédiate des espaces de travail
Pour finir, le coût direct du tabac correspond au temps de pause officieuses non travaillées mais rémunérées, les accidents du travail, les arrêts maladies. Le coût indirect c’est l’iniquité qui s’installe entre fumeurs et non-fumeurs avec son cortège de problèmes managériaux : démotivation, démissions, absentéisme. La pause tabac ne doit pas, au-delà de nuire à la santé, nuire à la productivité.
À noter que l’interdiction de vapoter dans les lieux publics, les établissements d’enseignement et les lieux de travail entrera effectivement en vigueur le 1er octobre 2017 (décret 2017-633 du 25 avril 2017, art. 3).