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La page de garde du roman La cousine Bette de Balzac, avec une illustration à gauche.
Dans cette édition illustrée de La cousine Bette (1948), l'héroïne célibataire a les traits durs, la mine sévère et triste. Editions Albert Guillot, Paris 1948.

Comment Balzac a créé le stéréotype de la vieille fille

Il suffit d’entendre l’expression « vieille fille », pour que surgisse le stéréotype semblant vieux comme le monde d’une femme d’environ quarante ans, célibataire et inactive sexuellement, vivant seule ou avec quelques chats, passablement laide, souvent un peu aigrie, voire carrément méchante ; un stéréotype qui flirte avec l’imaginaire très connoté de la sorcière. La théorie féministe questionne et fustige depuis des décennies cette véritable figure-repoussoir dont la présence dans notre imaginaire collectif servirait surtout de menace aux femmes qui s’aviseraient de ne pas se marier ou de refuser de devenir mères.

Lorsque l’on s’intéresse à l’historique de ces représentations, difficile de ne pas tomber nez à nez avec Balzac et sa colossale Comédie Humaine, dans laquelle les portraits de vieilles filles se croisent et se ressemblent, jusqu’à constituer un type social qui infuse encore dans nos imaginaires – l’un de ses romans s’intitule d’ailleurs Vieille fille. Retour sur la création de ce véritable mythe négatif qu’est la vieille fille, et sur les motivations de son auteur à créer un tel stéréotype.

Johann Heinrich Füssli, Les trois sorcières, 1783. Wikimedia

La célibataire, ennemie publique numéro un

Pourquoi Balzac a-t-il créé un « type » stigmatisant pour les femmes non mariées d’âge mûr ? Il semblerait que le point de départ soit sa détestation pure et simple du célibat, état qu’il juge « improductif » et « contraire à la société ». Il écrit ainsi :

« En restant fille, une créature du sexe féminin n’est plus qu’un non-sens : égoïste et froide, elle fait horreur. Cet arrêt implacable est malheureusement trop juste pour que les vieilles filles en ignorent les motifs. » (Balzac, « Les célibataires : Le curé de Tours »)

Dans la préface de son roman Pierrette, il va jusqu’à proposer la reprise d’une suggestion de loi datant de la Révolution qui souhaitait prescrire un impôt supplémentaire aux personnes non mariées… Bien qu’il se défende d’être « célibatairophobe », on ne peut que ressentir chez Balzac une aversion profonde pour ceux qui montrent une incapacité à faire famille, et surtout à engendrer. Les hommes comme les femmes sont ciblés par ses reproches – on ne parlera pas ici des portraits d’hommes d’Église efféminés et ridicules ou de célibataires dispendieux poussant leur famille à la ruine, qui sont bien présents dans La Comédie humaine.

Mais la figure de la vieille fille fait l’objet d’une attention satirique toute particulière : il semblerait que la profonde empathie dont le « romancier des femmes » fait habituellement preuve à l’égard de ces dernières s’arrête à celles qui ne se réalisent pas dans le mariage et la maternité.


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Bien sûr, ce rejet ne sort pas de nulle part, et la stigmatisation du célibat n’a pas été inventée par Balzac – cette fameuse idée d’impôt supplémentaire date de l’antiquité. Mais c’est bien Balzac qui donnera ses lettres de noblesse – si l’on peut dire – à la figure de la vieille fille, à travers un panel de portraits qui nous montre plusieurs variations de caractères liés à ce stéréotype de la femme célibataire. Dans La vieille fille, il se moque allégrement de la naïveté d’une femme si peu instruite des choses de l’amour qu’elle ne parvient pas à se marier ; dans La Cousine Bette, il décrit les manipulations d’une vieille fille prête à tout pour ruiner sa propre famille, utilisant sans détour l’esthétique de la sorcière. Enfin, dans Le Curé de Tours et Pierrette, il dresse le double portrait presque identique de deux célibataires aigries, avares et laides menant leur entourage à sa perte. Ignorance sexuelle ridicule, existence ennuyeuse, nature vicieuse : c’est bien le type de la vieille fille telle qu’on la connaît encore aujourd’hui qui apparaît au fil des histoires.

On note un certain paradoxe dans la manière dont Balzac caractérise ces personnages. D’une part, il critique le célibat comme étant un choix de vie improductif et contre nature. De l’autre, il semble s’attacher à montrer que ce célibat n’est pas un choix, mais découle de la nature profonde de ses protagonistes, pour qui le célibat est une fatalité absolue dont elles ne sortiront jamais. Le célibat apparaît ici moins comme un choix libre qu’un état de fait tenant presque de l’asexualité.


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Or si Balzac honnit le célibat, il déteste tout autant l’idée du mariage forcé ou malheureux, dont il dénonce l’effet désastreux sur la santé et la psyché des femmes dans son roman La femme de trente ans. Il paraît dès lors étrange de pointer du doigt un célibat qui est peut-être la seule alternative à un mariage non désiré…

Alors qu’est-ce qui est reproché précisément aux vieilles filles, et à quoi tient ce parasitisme des célibataires invoqué par l’auteur ? Tout d’abord, on s’en sera douté, la non-maternité est mise en cause :

« [Elles] deviennent âpres et chagrines, parce qu’un être qui a manqué à sa vocation est malheureux ; il souffre, et la souffrance engendre la méchanceté. » (Balzac, « Les célibataires : Le curé de Tours »)

L’absence de désir et d’amour est également pointée du doigt, d’autant plus que chez Balzac, le désir est un fort moteur romanesque, qui pousse ses personnages à aller de l’avant et à se dépasser, à entrer dans leur rôle de héros de roman. C’est un manque d’amour au sens large qui caractérise les vieilles filles balzaciennes ; dénuées d’affection amoureuse ou maritale, elles sont également incapables de développer un amour familial : Sylvie Rogron torture sa jeune cousine jusqu’à la mort, la cousine Bette manipule l’ensemble de sa famille pour la plonger dans la misère et arriver à ses fins. Le message est clair : la femme célibataire est nécessairement un danger pour la famille, structure indispensable au bon fonctionnement social traditionnel. Elle se transforme ainsi en figure terrifiante, voire monstrueuse, souvent bestialisée. Au fond, ce qui effraie le plus chez la vieille fille, c’est son indépendance, son incapacité profonde à être assujettie à un homme.

Une absence de vie sexuelle qui dérange

C’est cette liberté, qui sied si peu à la femme telle que le XIXe siècle l’envisage, qui est diabolisée par Balzac. Sous sa plume, les vieilles filles perdent leur féminité et acquièrent quasi systématiquement une forme d’androgynie.

Ainsi, une femme sans homme et sans enfants, sans désir d’être désirée, sans sensualité ni sexualité, semble cesser pour lui d’être tout à fait une femme. Le débat ne semble pas clos aujourd’hui : on pense à l’essai de Marie Kock, Vieille fille, paru en 2022, ou au très récent ouvrage d’Ovidie, La chair est triste hélas, ou à sa série documentaire sur France Culture : ne pas avoir de vie sexuelle, voire le revendiquer, sur une courte période ou tout au long de sa vie, reste dérangeant aux yeux de la société.

Aigrie, laide, sèche, maladivement jalouse de sa cousine Adeline et de sa beauté, la cousine Bette s’acharne à faire son malheur.

Quand l’héroïne balzacienne n’est pas possédée par un mari ou un amant, les forces se renversent, la domination masculine est mise sens dessus dessous, et Mademoiselle Gamard, Sylvie Rogron ou la Cousine Bette assujettissent les hommes de leur entourage dans une ascension contre nature. Vu sous cet angle, le célibat féminin mis en scène dans La Comédie Humaine prend une valeur anarchique, presque révolutionnaire, capable de mettre en danger des institutions millénaires. Et si Balzac s’applique à nous montrer sa profonde détestation pour ces dangers ambulants, on perçoit également chez lui une certaine fascination pour l’immoralité profonde de ses si terribles célibataires. Après tout l’un de ses romans les plus délicieux, La cousine Bette, est porté par son anti-héroïne saphique et vicieuse et par ses manigances machiavéliques qu’il décrit avec une réjouissance évidente, la rendant plus ou moins malgré lui bien plus charismatique et mémorable que ses consœurs « respectables ».

Alors que faire de ces vieilles filles balzaciennes ? L’évidente misogynie et la « célibatairophobie » – quoique Balzac en dise – qui se dégage d’elles ne doit pas nous empêcher de s’appuyer sur ces figures archétypiques pour questionner la manière dont est culturellement abordée la famille ou la maternité au fil du temps.

La place des célibataires au sein d’une société, pourtant largement documentée par la littérature, les arts et les sciences, est encore trop peu étudiée et questionnée par les sciences humaines. Libre à nous de nous pencher sur ces figures balzaciennes, de les réinterpréter, voire de nous les réapproprier.

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