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Comment les sociétés tolérantes se laissent porter par la haine

Rassemblement à Hanau, près de Francfort, contre la haine et la xénophobie. Un manifestant porte une pancarte représentant le dirigeant du parti d'extrême-droite AfD en Thuringe, Bjoern Hoecke avec les mots ‘plus jamais’ le 20 février 2020. Odd ANDERSEN / AFP

L'attentat xénophobe qui s'est déroulé à Hanau, près de Francfort, le 19 février 2020 et a fait neuf morts dans un bar à chicha lors d'une fusillade, a plongé l'Allemagne dans la stupeur et la colère.

«Le racisme est un poison» a ainsi martelé la chancelière Angela Merkel le lendemain de l'attaque.

Ces événements sont alarmants car ils s'inscrivent dans une montée en puissance de la haine au niveau sociétal, un phénomène déjà disséqué il y a une décennie par le réalisateur autrichien Michael Haneke dans son film Le Ruban blanc.

L’action se déroule à l’été 1914 dans un petit village protestant du nord de l’Allemagne, au moment où une série d’événements violents et mystérieux, dont des actes de vandalisme, des incendies volontaires et des passages à tabac, vient troubler le calme qui y régnait.

Des enfants du village sont suspectés d’être les coupables, mais les crimes restent malgré tout non élucidés par la communauté et, par conséquent, impunis. À la fin du film, la nouvelle de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand d’Autriche et de l’éclatement du conflit qui lancera la Première Guerre mondiale s’abat sur les villageois.

Bande-annonce du Ruban blanc (Michael Haneke, 2009).

Pourquoi Le Ruban blanc est-il aussi pertinent aujourd’hui ? À travers une métaphore bien ficelée, le film décortique la montée de l’intolérance en l’espace d’une génération. Un quart de siècle plus tard, la génération constituée par les résidents du village constituera en effet le noyau dur du Troisième Reich, comme le décrit Daniel Jonah Goldhagen dans Les Bourreaux volontaires de Hitler (1997).

De la même manière, le précédent polar du réalisateur, Caché (2005), portait en réalité sur la colonisation française de l’Algérie. À la sortie du film, un critique du Monde notait :

« Haneke semble dépeindre un monde civilisé qui aurait expulsé toute barbarie, mais ce qui s’affirme vraiment dans son cinéma, c’est que l’éradication de celle-ci, utopie avouée ou non de la société contemporaine occidentale, pourrait n’être qu’une autre manière de la faire revenir. »

Depuis le 11-Septembre, les sociétés du monde entier sont de plus en plus gagnées par l’intolérance. Pareille introspection est donc nécessaire.

A quoi peut-on attribuer la radicalisation non pas d’un seul groupe mais d’une société tout entière ? De quelle manière et à quel moment une communauté auparavant tolérante et civilisée dérive-t-elle vers des formes d’interaction – entre ses citoyens et avec les personnes extérieures – qu’on pourrait qualifier d’extrémistes ? Que faire quand on assiste à la lente prolifération et acceptation de la haine ?

Comme le montre l’allégorie de Michael Haneke, une telle transformation peut survenir en une seule génération. Elle est surtout encouragée par l’effondrement du système éducatif, le détournement du savoir et, ce qui est plus problématique, la passivité politique et éthique.

Une chasse aux sorcières d’un type nouveau

Le caractère inédit du 11-Septembre dans les relations internationales a parfois été exagéré, mais l’événement n’en reste pas moins à l’origine de la phase actuelle ou se jouent ces dynamiques.

Comme l’ont démontré de manière saisissante les violations des droits humains commises dans les prisons d’Abou Ghraib et de Guantanamo et la justification de la torture, le 11-Septembre a eu pour effet d’introduire les principaux éléments de cette nouvelle socialisation en devenir, a savoir la militarisation des affaires internationales, la sur-sécurisation de la société, les violations de l’État de droit, la normalisation des discours et des pratiques discriminatoires et la surveillance généralisée.

Avec le temps a déferlé une vague de néo-autoritarisme, assurée par la monétisation de la démocratie, comme l’explique Jane Mayer dans Dark Money, ouvrage qui expose en détail la manière dont certains milliardaires ont injecté de l’argent dans l’extrême-droite américaine.

The Secrets of Abu Ghraib, CBS (2009).

Le terrorisme transnational létal d’Al-Qaïda et de l’État islamique, mais aussi, paradoxalement, l’horizon mental de recherches en sciences sociales presque exclusivement concentrées sur la violence des groupes armés islamistes ont permis le développement de politiques publiques répressives, ainsi que la poussée d’un populisme d’un genre nouveau, adepte de la chasse aux sorcières, chasse devenue de plus en plus acceptable sur le plan politique. On remarque moins ces aspects car, dans les faits, ils sont largement répandues et problématiques, et donc plus difficiles à repérer.

La normalisation des propos haineux

Dans un tel contexte, la quasi-normalisation des discours haineux a fait augmenter l’extrémisme de certains groupes, tant et si bien que les militants antiracistes se retrouvent sur la défensive, tandis que les propos haineux sont désormais simplement considérés comme « l’expression d’une opinion différente ».

Le 27 janvier 2017, sept jours seulement après le début de sa présidence et, symbole fort, à l’occasion de la Journée internationale dédiée aux victimes de l’Holocauste, Donald Trump a signé le décret présidentiel 13769. Couramment appelée le « Muslim Ban », cette loi a officiellement introduit une discrimination à l’encontre de certains individus du fait de leur religion, une interprétation validée par la Cour suprême des États-Unis.

Manifestation contre le « Muslim Ban » à Minneapolis, États-Unis, le 31 janvier 2017. Fibonacci Blue/Flickr, CC BY

Aussi, les extrémistes se sont alors habilement engouffrés dans la brèche pour diffuser plus largement leurs idées. Les néo-nazis et les militants du Ku Klux Klan se sont rassemblés à Charlottesville, en Virginie, au mois d’août de la même année, pour promouvoir ouvertement la suprématie d’une pseudo-race blanche. Quand un de ces nationalistes a foncé dans un groupe de contre-manifestants avec sa voiture, tuant une femme, le Président américain n’a pas parlé de terrorisme et a estimé qu’il y avait « des gens très bien des deux côtés ».

Plus que jamais, en particulier dans les sociétés occidentales, les idées de l’extrême-droite trouvent un écho très large, notamment sur les questions d’identité, de culture et de religion. Cette tendance toxique se manifeste aussi dans certaines sociétés non-occidentales, comme en Inde, au Brésil et en Israël.

Paradoxalement, dans les années 2010, l’idéologie intolérante et antidémocratique des groupes violents qui ont pris l’Occident pour cible dans les années 2000 est devenue courante dans ce même monde occidental. Le racisme y est désormais reproduit en son sein, à des niveaux élevés. Ces points de vue racistes génèrent à leur tour un terrorisme d’extrême-droite, à l’instar du récent massacre dans deux mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, en mars 2019, qui a fait une cinquantaine de victimes.

Ceci, alors même que ces sociétés tolèrent nonchalamment de telles idées en leur sein tout en dénonçant l’extrémisme violent des autres, leur propre radicalisation leur échappe.

Italie, Allemagne, États-Unis et France

L’Italie, l’Allemagne, les États-Unis et la France sont parmi les principaux précurseurs de cette nouvelle phase inquiétante. Célébrée par le Ku Klux Klan, l’élection de Donald Trump n’a pas tant initié cette tendance que dévoilé au grand jour des dystrophies en cours depuis quinze ans.

Le racisme est le plus visible de toutes celles-ci. Il prend la forme de l’islamophobie, du racisme anti-noir et anti-latino, ou encore de l’antisémitisme, et se développe parmi les citoyens qui disent « ne pas être gênés par le racisme ». Pour autant, le terme « extrémisme » est rarement utilisé dans ce contexte, étant avant tout réservé à l’islamisme radical.

En France, le malaise socio-économique de ces dernières années a donné naissance au mouvement des « gilets jaunes ». Bien que les tendances d’extrême-droite de ce mouvement soient tangibles, il est généralement décrit comme un mouvement citoyen, composé de personnes ordinaires, non politisées, menacées par la mondialisation, dont la violence devrait donc pour certains observateurs être « compréhensible ».

De façon plus globale, l’offensive haineuse lancée par des dirigeants ouvertement racistes – Viktor Orbán en Hongrie, Rodrigo Duterte aux Philippines ou Jair Bolsonaro au Brésil – n’a eu d’égal que la tiédeur des réactions face aux idées apparues dans ce courant dominant d’intolérance à l’échelle du globe.

Signes inquiétants

Cette tendance des années 2010 laisse présager que la radicalisation des sociétés risque de se consolider dans les années 2020.

La montée du terrorisme d’extrême-droite, la prolifération des attaques contre les migrants, la nouvelle définition du populisme comme l’expression anodine d’un anti-élitisme, la réécriture des manuels et des programmes scolaires et, bien sûr, la réutilisation de vieilles techniques telles que la criminalisation de formes artistiques comme le rap témoignent de la progression sans entraves du climat actuel d’animosité dans le monde entier.

Exactement comme un siècle auparavant.


Traduit de l’anglais par Laure Motet pour Fast for Word.


Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 23 et 24 septembre 2022 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du Forum mondial Normandie pour la Paix.

This article was originally published in English

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