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Le procureur de la Cour pénale internationale, Karim Khan, vient de demander à la Cour d'émettre cinq mandats d'arrêt. Cela ne signifie pas automatiquement que ces cinq mandats d’arrêt seront émis. Dimitar Dilkoff/AFP

Conflit israélo-palestinien : la demande de mandats d’arrêt par le procureur de la CPI peut-elle être un tournant ?

Ce 20 mai, le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Karim Khan, a soumis des requêtes auprès des juges de la Chambre préliminaire I aux fins de délivrance de cinq mandats d’arrêt concernant la situation en Palestine, pour des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.

Sont visés deux dirigeants israéliens (le premier ministre Benyamin Nétanyahou et le ministre de la Défense Yoav Gallant) et trois hauts responsables du groupe armé palestinien du Hamas (le chef du mouvement à Gaza, Yahya Sinwar ; le commandant de la branche armée, Mohammed Deïf ; et le chef du bureau politique, Ismaïl Haniyeh).

Que signifient exactement ces requêtes, sur un plan juridique, et quelles pourraient en être les conséquences concrètes ?

Le dossier palestinien devant la CPI depuis 2009

Basée à La Haye et établie par le Statut de Rome de 1998, la Cour pénale internationale est une organisation comprenant 124 États parties, qui est chargée d’enquêter sur des individus soupçonnés d’avoir commis des crimes internationaux : crime de guerre, crime contre l’humanité, crime d’agression et crime de génocide.

Ce n’est pas la première fois que le dossier israélo-palestinien se retrouve devant la CPI.

Dans le contexte de la guerre menée par l’armée israélienne dans la bande de Gaza (opération Plomb durci) en 2008-2009, l’Autorité palestinienne demande au procureur Moreno Ocampo (2003-2012), d’ouvrir une enquête pour des allégations de crimes de guerre. Mais, à cette époque, la Palestine ne dispose pas d’un statut étatique clair, ce qui contraint le procureur à ne pas donner suite à la demande palestinienne. Ce dernier suggère alors aux Palestiniens de se tourner vers l’Assemblée générale des Nations unies pour clarifier leur statut.

Le 29 novembre 2012, l’Assemblée générale attribue le statut d’État non membre à la Palestine, ce qui lui permet d’adhérer à tous les traités qui ont pour dépositaire le Secrétaire général de l’ONU. C’est le cas du Statut de Rome. Le 1er avril 2015, la Palestine devient le 123ᵉ État partie à la CPI.

Après l’adhésion de la Palestine, la procureure Fatou Bensouda (2012-2021) ouvre un examen préliminaire. En 2019, elle se dit convaincue qu’il existe « une base raisonnable justifiant l’ouverture d’une enquête » et que des crimes de guerre « ont été commis ou sont en train d’être commis » en Palestine, comprenant la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza. Cependant, face aux pressions, elle demande aux juges de confirmer la compétence territoriale de la juridiction. En février 2021, la Chambre préliminaire I confirme que la juridiction de la CPI s’étend à tout le territoire palestinien. L’enquête démarre officiellement en mars 2021.

Au cours des deux années et demie suivantes, l’enquête n’a que peu avancé. Jusqu’à ce que les attaques du Hamas en Israël le 7 octobre 2023 et la riposte israélienne contraignent le nouveau procureur, Karim Khan, à réinvestir ce dossier.

La demande d’émission de mandats d’arrêt déposée par le procureur : un acte inédit dans le dossier palestinien

La requête porte sur des faits qui ont eu lieu depuis le 7 octobre 2023. Le procureur souhaite se concentrer sur la séquence en cours en Palestine et en Israël, mettant donc de côté le dossier portant sur la colonisation israélienne lancé par Fatou Bensouda.

Les charges invoquées contre les cinq personnes visées sont lourdes. Benyamin Nétanyahou et Yoav Gallant sont accusés de crimes de guerre (article 8 du Statut) et crimes contre l’humanité (article 7). Les faits qui leur sont reprochés sont les suivants : le fait d’affamer délibérément des civils (crime de guerre) ; le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter gravement atteinte à l’intégrité physique ou à la santé et le fait de causer des traitements cruels (crime de guerre) ; l’homicide intentionnel et le meurtre (crime de guerre) ; le fait de diriger intentionnellement des attaques contre la population civile (crime de guerre) ; l’extermination et le meurtre, y compris en lien avec le fait d’affamer des civils ayant entraîné la mort (crime contre l’humanité) ; la persécution (crime contre l’humanité) ; d’autres actes inhumains (crime contre l’humanité).

Pour le procureur, les crimes contre l’humanité visés « s’inscrivaient dans le prolongement d’une attaque généralisée et systématique dirigée contre la population civile palestinienne dans la poursuite de la politique d’une organisation ». Il s’agit de la définition du crime contre l’humanité prévue par l’article 7 du Statut, qui parle d’actes commis « dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque ».

Pour justifier son propos, Khan s’appuie sur l’imposition par Israël d’un siège complet à Gaza, par les entraves à l’accès à l’eau, à la nourriture, aux médicaments, à l’aide humanitaire, etc. Tous ces actes s’inscrivent « dans le prolongement d’un plan commun visant à affamer délibérément des civils comme méthode de guerre » et à leur infliger une « punition collective ».

Pour Khan, Benyamin Nétanyahou et Yoav Gallant sont « deux des personnes portant la plus lourde responsabilité dans cette situation ».

Rappelons que depuis le 8 octobre, selon des chiffres donnés par le ministère de la Santé du Hamas et repris par l’ONU, plus de 35 000 Palestiniens ont été tués à Gaza, 79 000 blessés et près de 2 millions de Palestiniens sur les 2,3 millions qui vivent à Gaza ont été forcés de se déplacer.

Du côté du Hamas, le procureur accuse trois dirigeants – Yahya Sinwar, Mohammed Deif et Ismaïl Haniyeh – de s’être rendus coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité en raison des actes suivants : l’extermination (crime contre l’humanité) ; le meurtre (crime contre l’humanité et crime de guerre) ; la prise d’otages (crime de guerre) ; le viol et autres formes de violence sexuelle (crime contre l’humanité) ; la torture (crime contre l’humanité) ; d’autres actes inhumains (crime contre l’humanité) ; des traitements cruels dans le contexte de la captivité (crime de guerre) ; des atteintes à la dignité de la personne dans le contexte de la captivité (crime de guerre).

Les attaques du Hamas en Israël ont coûté la vie à près de 1 200 Israéliens, et sur les 250 Israéliens qui ont été pris en otage durant le 7 octobre, 125 sont encore retenus captifs.

Les conséquences de la possible émission de mandats d’arrêt

Les requêtes du procureur pour l’émission de mandats d’arrêt ne signifient pas que ceux-ci seront officiellement émis.

Sur la base de l’article 58 du Statut de Rome, ce sont trois juges de la Chambre préliminaire I (désignés parmi les 18 juges que compte la Cour en tenant compte de la nature des fonctions que chacun assumera et de leurs compétences et expériences personnelles) qui décident en toute indépendance et impartialité de donner suite, ou non, aux requêtes du procureur. Ils peuvent refuser d’émettre un mandat d’arrêt contre une ou plusieurs des personnes visées et également décider de ne pas retenir l’ensemble des charges. Cependant, dans les faits, au vu du sérieux des requêtes du procureur, il semble peu probable que les juges ne décident pas d’émettre les cinq mandats d’arrêt.

Si, dans les prochaines semaines, ces mandats d’arrêt venaient à être confirmés, plusieurs conséquences en découleraient. Tout d’abord, Israël, qui revendique son caractère démocratique, serait le premier État de la sorte à voir ses plus hauts responsables être mis en accusation par la CPI ; Nétanyahou rejoindrait donc des personnalités comme Mouammar Kadhafi, Omar el-Béchir et Vladimir Poutine sur la liste des chefs d’État dont la CPI a demandé l’arrestation.

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De plus, la requête du procureur intervient alors qu’un processus de judiciarisation du conflit israélo-palestinien à l’aune de la séquence ouverte le 7 octobre s’est mis en place. Plusieurs affaires sont actuellement pendantes devant une autre juridiction internationale, la Cour internationale de Justice (qui, à la différence de la CPI, juge les États et non les individus). De nombreux organes onusiens ont également produit des rapports mettant en cause des dirigeants israéliens. C’est le cas du récent rapport de Francesca Albanese, Rapporteuse spéciale des Nations unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967. L’État hébreu se verrait donc acculé juridiquement par la CPI, la CIJ et par d’autres organes de l’ONU, mais aussi par de nombreux tribunaux nationaux saisis par des victimes potentielles du conflit contre des soldats bi-nationaux.

Enfin, si les juges actent l’émission de mandats d’arrêt, l’ensemble des États parties a une obligation de coopération. Ainsi, si le premier ministre israélien venait à voyager dans un des États membres, notamment la France, les autorités françaises seraient en théorie obligées de procéder à l’interpellation et au transfert à La Haye de Nétanyahou. Il est peu probable qu’elle le fasse, même si la France affirme soutenir l’action de la CPI. Mais il est difficile de croire que le chef du gouvernement israélien prenne un tel risque. Cela acterait donc son isolement international. Les États alliés à Israël se verraient eux aussi contraints de réagir. Leur position de soutien quasi inconditionnel serait de moins en moins tenable, notamment auprès d’une opinion publique internationale toujours très mobilisée pour exiger un cessez-le-feu.

Les conséquences de l’émission des trois mandats d’arrêt visant les leaders du Hamas seraient nettement moins significatives. Tout simplement parce que ceux-ci ne se déplacent guère dans des États parties au Statut de Rome. Ainsi, Ismaïl Haniyeh, qui réside au Qatar, s’est rendu dans divers pays depuis le 7 octobre, notamment en Turquie en avril dernier pour rencontrer le président Recep Tayyip Erdogan ; quelques mois plus tôt, il avait fait le voyage de Téhéran pour une entrevue avec le Guide suprême Ali Khamenei. Mais ni la Turquie ni l’Iran n’ont ratifié la CPI, pas plus que d’autres grands pays comme la Russie, la Chine, l’Inde, l’Arabie saoudite, l’Indonésie… et bien sûr les États-Unis.

En tout état de cause, la requête du procureur intervient alors que la guerre bat son plein et que, plus que jamais, la CPI se doit de jouer son rôle pour garantir son mandat de lutte contre l’impunité, partout et en tout temps. Il en va de sa crédibilité.

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