Menu Close

Conversation avec Cédric Villani : « Plus personne ne me demande à quoi servent les mathématiques »

Le mathématicien français Cédric Villani dans son bureau de l'Institut Henri-Poincaré. Attribution (imposée par la licence) © Marie-Lan Nguyen / Wikimedia Commons, CC BY

La journée de pi, c'est mercredi 3/14 ! A l'initiative du ministère de l'Education nationale, une Semaine des mathématiques se tient chaque année pendant la semaine du 14 mars. L'occasion de republier cet entretien mené par le chercheur Thierry Berthier avec Cédric Villani au sujet de la place des mathématiques dans notre société et de leur rôle stratégique dans les mutations technologiques à venir.


Thierry Berthier : Quand et comment vous est venu le goût des mathématiques ?

Cédric Villani : Je n’ai pas souvenir d’une époque où la mathématique ne me plaisait pas. Aucun moment de révélation extatique, au grand dam des interviewers ! Simplement, j’ai toujours trouvé cela intéressant. Bien sûr, il y a eu des moments constructeurs et particulièrement intéressants. Je me souviens de livres de vulgarisation que mon père rapportait des Puces, de la découverte des démonstrations au collège, des avalanches d’exercices originaux de mes professeurs de troisième et de seconde, de la révélation de la classe préparatoire… l’étape la plus constructrice, finalement, étant celle de la thèse, qui vous révèle pour la première fois le travail de mathématicien dans toute sa diversité.

La très prestigieuse médaille Fields bouleverse certainement la vie de celui qui la reçoit. En quoi cette médaille a-t-elle transformé votre parcours et votre activité de recherche en mathématiques ?

C.V. : Si je veux être parfaitement honnête, je dirai que la médaille Fields a essentiellement anéanti mon activité de recherche. Les sollicitations sont devenues si nombreuses qu’elles ont consumé tout le temps qui leur était imparti. Pas de jour qui passe sans demande d’interview, pas de semaine qui passe sans demande d’intervention radio ou télévision. En même temps, la pression est si forte que je n’ai pas le sentiment de perdre mon temps : il s’agit d’un travail de fond à effectuer sur le contact entre science et société. J’ai bien sûr fortement accru cet effet avec mes expériences littéraires (Mon livre _ Théorème vivant _ tout particulièrement), et mon goût pour les interventions scientifiques publiques.

Le niveau en mathématiques des élèves français du collège et du lycée baisse régulièrement. Les différentes enquêtes et classements, dont PISA, classent la France dans une position inconfortable et peu glorieuse. Comment expliquez-vous ce recul régulier alors que, paradoxalement, l’école mathématique française en recherche est l’une des meilleures au monde ?

C.V. : La France est un pays de paradoxes… En matière d’éducation, on y trouve l’un des plus grands écarts de tout l’OCDE, avec un énorme fossé entre ceux qui se débrouillent le mieux et ceux qui souffrent le plus. Nos mauvais scores PISA sont certainement dus au malaise du monde enseignant, tiraillé entre de multiples sons de cloche contraires, confrontés à une gestion des ressources humaines extrêmement frustrante, et à la séduction tout à fait légitime de l’industrie, à une époque où les enseignants de mathématique peuvent saisir quantité d’opportunités dans l’industrie, plus rémunératrices et moins compliquées. Cela sera un gros travail de toute la société pour reprendre les choses en main.

Quelles seraient, selon vous, les réformes à mettre en œuvre à l’école pour enrayer cette baisse de niveau ? Comment faire aimer les mathématiques aux plus jeunes, comment les attirer vers les formations et les métiers correspondants ?

C.V. : Il ne s’agit pas de se demander ce que nous devons faire pour les jeunes, mais ce que nous devons faire pour les enseignants. Il est illusoire de croire que nous aurons un enseignement de qualité si les concours de recrutement au CAPES restent à moitié vides, si les enseignants se sentent démotivés et peu soutenus. Leur donner de nouvelles consignes ne servirait qu’à accroître le malaise : notre mission est de leur donner assez de confiance pour qu’ils puissent trouver eux-mêmes les solutions. Et de leur donner dix fois plus de formations que ce qu’ils ont maintenant.

Les mathématiques ont joué un rôle clé dans le développement industriel et économique du XXe siècle. Le XXIe siècle les sollicite davantage encore dans une transition numérique qui transforme le monde. Comment mettre en lumière le rôle et la valeur stratégique des mathématiques aujourd’hui, notamment aux yeux du grand public ?

C.V. : En présentant ce rôle, partout et tout le temps. Je reçois par centaines des invitations à faire des conférences sur ces thèmes, et je crois qu’il y en a maintenant une assez bonne conscience. Du reste, les gens ne me posent plus la sempiternelle question « à quoi ça sert ? » Dans la période de l’après-médaille Fields, c’était celle qui revenait le plus souvent, mais maintenant elle a disparu… En outre, dans un monde où les plus spectaculaires réussites économico-politiques reposent sur des algorithmes (on pense au monde des géants américains de l’informatique), il serait un peu étrange de se poser encore la question de l’utilité des sciences mathématiques…

La diffusion de l’intelligence artificielle sur les domaines d’expertises humaines modifie des équilibres sociétaux tout en offrant des perspectives de développement et de création de richesses importantes. Cette diffusion risque de provoquer de fortes turbulences avec la disparition de nombreux métiers facilement automatisables. Quel rôle doivent jouer le mathématicien, le data-scientist et l’informaticien dans la recherche d’un équilibre de développement harmonieux de l’IA au sein de la société ?

C.V. : On peut effectivement craindre une forte déstabilisation de l’économie liée à la montée de la robotisation et de l’intelligence artificielle… Mais en matière d’économie, rien n’est sûr, les prédictions sont, sans cesse, mises en défaut. Le rôle du mathématicien, de l’informaticien, de l’expert, est de mettre au point des procédures efficaces et claires, d’une part, et, d’autre part, de mettre en garde contre les dangers potentiels, en expliquant. Expliquer, expliquer, expliquer… C’est notre mission.

Un peu de prospective à présent. Pensez-vous qu’une intelligence artificielle (IA) forte puisse émerger des laboratoires à l’horizon 2035-2040 ? Quelles sont les limites actuelles qui vous semblent les plus difficiles à dépasser dans les progrès de l’IA ? Pensez-vous qu’une régulation humaine stricte de l’IA soit nécessaire à court terme ?

C.V. : Les algorithmes actuels d’IA sont très impressionnants dans leurs résultats, très inefficaces cependant dans leur usage des données, et très mystérieux ! On ne comprend pas vraiment quand est-ce que cela va bien fonctionner ou pas, et le succès inattendu des réseaux de neurones profonds est là pour en témoigner. Dans ces conditions, se livrer à de la prospective relève davantage de la religion que de la science… Pour le moment, on ne voit pas d’urgence à légiférer.

Grandes entreprises dans la Valley. Samykolon/Wikimedia, CC BY-SA

Comment vous situez-vous par rapport au « techno-optimisme » de la Silicon Valley, par rapport à une forme de solutionnisme des GAFA ? Que pensez-vous également du techno-conservatisme qui fait craindre et refuser les progrès de l’IA et des technologies NBIC (nano, biotechnologies, informatique, sciences cognitives) ?

C.V. : Techno-optimisme, singularité, techno-conservatisme… tout cela relève de la religion ! Je suis pour ma part, sur ce sujet et sur d’autres, agnostique.

Revenons en France avec une question beaucoup plus terre à terre : un jeune docteur en mathématique qui vient d’enchaîner un ou deux postdoc à l’étranger décroche un poste de chargé de recherche ou de maître de conférence. Il débute alors sa carrière avec un salaire de 1 800 euros net par mois. Comment qualifier cette situation et comment l’améliorer pour créer des vocations ?

C.V. : Malgré ce salaire peu reluisant, le statut du CNRS reste attractif pour sa grande liberté. Si l’on veut garder son attrait à la profession, il est important de travailler sur le reste : en premier lieu, limiter les règles, les contraintes, les rapports. Je donnerai un exemple parmi quantité : le CNRS vient de décider qu’il refuse tout remboursement des missions effectuées dans un contexte d’économie partagée : pas de remboursement de logement Airbnb, ni de trajet BlaBlaCar… De petites contraintes en petites contraintes, on arrive à se sentir étouffé. Le simple sentiment d’être respecté et de ne pas avoir à lutter pour son budget, par ailleurs, pourra jouer beaucoup. Par ailleurs, il est certain qu’une revalorisation salariale ou d’autres avantages pour les débuts de carrière seront bienvenus.

Les enjeux et défis de l’intelligence artificielle font l’objet de toutes les attentions du côté des pouvoirs politiques américains, russes et chinois. En France, le silence de la classe politique tous bords confondus est aujourd’hui assourdissant. L’IA est absente des programmes politiques. Comment, selon vous, inciter l’écosystème politique national à prendre en compte ce sujet hautement stratégique ? Quel pourrait être votre rôle dans cette nécessaire sensibilisation ?

C.V. : Je ne suis pas forcément d’accord sur cette analyse. Le gouvernement a mis en place un comité de stratégie nationale sur l’intelligence artificielle. Que l’IA n’ait pas fait son chemin dans les programmes politiques pour cette élection présidentielle n’est pas forcément une mauvaise chose : à la sauce politique, cela peut donner n’importe quoi… L’important est de préparer ses ressources et ses institutions ! Cela ne servirait à rien de discuter de quelque chose que nous ne développons pas. Laissons donc les institutions se renforcer dans cette discipline, et encourageons nos jeunes à s’y lancer, ne serait-ce que par curiosité !

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 180,400 academics and researchers from 4,911 institutions.

Register now