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« Convois de la liberté » : les « gilets jaunes » en héritage ?

Accueil du « Convoi de la Liberté » au Mans, le 11 février: des milliers de véhicules se sont dirigés vers la capitale le week-end du 12 et 13 février lors d'une mobilisation qui rappelle celle des Gilets Jaunes. Jean-François Monier / AFP

Depuis plus d’une dizaine de jours, les actions protestataires font rage au Canada à la suite de l’instauration d’une obligation vaccinale pour les camionneurs canadiens transfrontaliers, et la capitale du pays est paralysée par des centaines de camions et des milliers de personnes.

Sous l’appellation de « Liberty convoy », cette mobilisation fait actuellement les gros titres en Amérique du Nord et s’exporte progressivement en Europe. En France, des dizaines de groupes Facebook et de fils Télégram se réclamant du « convoi de la liberté » sont apparus pour organiser un rassemblement similaire. Par ce biais, les manifestants ont appelé à rejoindre Paris par la route les vendredi 11 et samedi 12 février 2022.

Alors que le cortège se préparait, de nombreux commentateurs ont rapidement fait le rapprochement entre la version française du « convoi de la liberté » et le mouvement des « gilets jaunes ». Ils soulignent les ressemblances marquantes entre les deux mobilisations sur de nombreux terrains. C’est notamment le cas des modalités d’actions, comme les blocages de certains points routiers ou d’opérations escargots qui étaient déjà particulièrement prisés par le mouvement des « gilets jaunes ».

Bien que la question du passe vaccinal ne se pose que récemment, certaines de leurs revendications paraissent également similaires et sont teintées d’une même opposition au gouvernement actuel, par exemple quant au pouvoir d’achat ou au contrôle des élus.

Alors qu’il était devenu plus rare d’entendre parler du mouvement des « gilets jaunes » dans la sphère médiatique ces derniers mois, de tels rapprochements semblent mettre en évidence l’héritage de cette précédente mobilisation de vaste ampleur dans l’imaginaire collectif des luttes sociales et du paysage contestataire français.

Cette filiation n’est toutefois pas que symbolique : en plus de l’usage d’un répertoire d’actions qui s’attaque à la gestion et logistique des flux, on retrouve dans le « convoi de la liberté » une organisation décentralisée sur le territoire et au leadership plurivocal. En d’autres termes, la version française du « convoi de la liberté » semble tout autant s’inspirer de son homologue canadien que s’inscrire dans la lignée stratégique, logistique, et donc organisationnelle du précédent mouvement des « gilets jaunes ».


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Une organisation plus fluide des mouvements sociaux

Il serait impossible de comprendre comment un tel convoi a pu être si vite planifié et comment des milliers de véhicules ont ainsi pu affluer des quatre coins de la France pour rejoindre la capitale sans tenir compte de l’existence de mouvements en sommeil, tels les « gilets jaunes », qui viennent contribuer à l’organisation de cette mobilisation émergente.

En effet, les mouvements sociaux sont rarement des entités cloisonnées ; ils s’influencent mutuellement et certains mouvements peuvent donner naissance à de nouvelles mobilisations. Par ailleurs, l’arrêt des actions protestataires visibles n’est pas toujours synonyme de la fin d’un mouvement. Certaines structures de mobilisation sont parfois « mises en veille », expliquant dès lors que certains mouvements puissent se transformer ou émerger à nouveau.

Tout particulièrement, la résurgence actuelle d’un nouveau mouvement dont l’organisation est qualifiée par les médias de « nébuleuse » invite ainsi à revenir sur la façon dont nous pensons la notion d’appartenance (membership), question centrale dans les analyses sur l’organisation des mouvements sociaux.


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Historiquement, les recherches sur les mouvements sociaux ont souligné l’importance d’une structure organisationnelle pour pouvoir mobiliser des ressources. Ces ressources peuvent être de nature matérielle, humaine, morale, ou encore culturelle, dans le but de renforcer l’efficacité de la contestation, ou à défaut de la maintenir dans le temps.

Dans cette perspective, l’organisation d’une action protestataire est alors prise en charge par les personnes affiliées à une structure (un syndicat ou une organisation de mouvement social par exemple), autrement dit ses membres (employés, adhérents, bénévoles, etc.). Cette idée a longuement encouragé à penser le succès et la longévité des mouvements sociaux et des actions contestataires comme dépendants d’une organisation formelle, le plus souvent centralisée.

Les récents développements académiques ont néanmoins questionné le rôle de ces organisations formelles dans les mobilisations de masse et ont proposé un regard plus nuancé.

L’expansion d’Internet a en effet permis l’émergence de formes organisationnelles aux frontières plus fluides et ouvertes et a rendu possible la coordination entre des individus qui gardent l’anonymat. Ainsi, de nombreuses études, dont par exemple les travaux influents de Manuel Castells, ont notamment montré que les plates-formes en ligne et les réseaux sociaux avaient joué un rôle significatif dans plusieurs des vagues protestataires des dernières années, comme cela a pu être le cas pour Occupy Wall Street par exemple.

Arrêts café et restauration en groupe pour des membres du « convoi de la liberté », près du Mans le 11 février 2022. Jean-François Monier/AFP

Les cas des « gilets jaunes » et du « convoi de la liberté » ont particulièrement bien su tirer parti de réseaux sociaux ou de plates-formes en ligne afin d’ouvrir des espaces d’auto-organisation de la logistique d’actions décentralisées.

Capture d’écran prise sur le groupe Convoy France Officiel du réseau social Télégram.

Par ce biais, de multiples formes d’entraide se sont ainsi créées pour grossir les rangs de la mobilisation : groupes de covoiturage, propositions d’hébergement, contribution à l’intendance par l’achat de nourriture ou de boissons pour le collectif, etc. Or la mobilisation de telles ressources s’est effectuée de façon complètement indépendante à l’existence d’une structure formelle et organisationnelle commune.


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Des membres contributeurs et non plus affiliés ou adhérents

En raison de l’émergence de ces formes organisationnelles aux frontières plus fluides, il devient alors d’autant plus pertinent et important de se détacher d’une compréhension de l’appartenance en termes d’affiliation formelle. Dans le monde de l’entreprise, cette affiliation formelle se caractérise en général par le fait d’être employé de l’organisation. Dans un mouvement social, il peut s’agir par exemple d’être syndiqué, d’avoir sa carte dans un parti, ou de faire partie du registre des membres d’une association.

À la place, afin de penser l’organisation des mouvements sociaux, il faudrait plutôt faire porter notre regard sur la contribution apportée par les individus à cette organisation, impliquant dès lors d’interroger les pratiques des acteurs, ce qu’ils font et la façon dont ils participent à l’organisation d’un mouvement à un moment précis. Plutôt que de considérer a priori des membres organisateurs, cette distinction admet alors que les personnes organisatrices peuvent varier d’une action à l’autre. De plus, elle reconnaît les contributeurs « invisibles » de l’organisation, ceux qui ne sont pas visibilisés comme leaders ou qui ne sont pas rattachés à une organisation politique.

En plus de permettre de penser les membres organisateurs indépendamment d’une organisation formalisée, ce concept de membre-contributeur offre également la possibilité de considérer les acteurs comme faisant partie de plusieurs organisations à la fois. Ainsi, lors de mon propre travail de recherche sur le mouvement des « gilets jaunes », il arrivait que des personnes mobilisées dans les manifestations soient aussi membres d’une organisation d’un autre mouvement social, adhérentes d’une association politisée, ou affiliées à un parti politique. Pour autant, il aurait été biaisé d’exclure ces profils des analyses ou de réduire la définition des « gilets jaunes » aux simples primomanifestants.

Cette idée n’est pas nouvelle : la multiappartenance organisationnelle est déjà reconnue notamment dans les études portant sur l’organisation des formes contemporaines de travail telles que les communautés de coworkers, de participants dans les processus d’innovation ouverte ou de travailleurs des plates-formes. Ces phénomènes sont organisés à différents degrés, et de la même façon que pour les mouvements sociaux, leur organisation repose autant sur des dynamiques informelles que sur des relations explicites et officielles. Les frontières de ces collectifs sont plus floues, les membres ne sont pas toujours clairement définis et contribuent souvent à plusieurs entreprises à la fois.

Appliquée à l’organisation des mouvements sociaux, cette compréhension de l’appartenance s’avère aussi très utile pour examiner des mobilisations telles que les « gilets jaunes » ou le « convoi de la liberté ». En effet, le débat public s’est régulièrement enflammé à propos d’une prétendue frontière entre « vrais » et « faux » « gilets jaunes », tentant notamment de distinguer des « casseurs » en gilet ou des militants jugés opportunistes du reste du mouvement.

Il est par ailleurs fréquent de lire des articles cherchant à segmenter différentes entités dans un mouvement protestataire (les anti-vaccins, les « gilets jaunes », les black blocs, les syndicalistes, etc.) ou d’encourager à l’adoption d’une structure organisationnelle permettant de sanctionner et d’exclure d’éventuels « passagers clandestins s’appuyant sur la dynamique du groupe pour servir des intérêts propres ».

Au contraire, étudier des membres-contributeurs invite à reconnaître que les acteurs militants peuvent avoir plusieurs casquettes, en d’autres termes des appartenances organisationnelles multiples, sans que cela soit nécessairement incohérent ou opportuniste. Ainsi, de la même façon que les « gilets jaunes » avant eux, les participants au « convoi de la liberté » semblent avoir su composer avec leur volonté de contribuer à l’organisation d’une même mobilisation de grande ampleur, tout en conservant leurs revendications respectives.


La thèse d’Élise Lobbedez est encadrée par le professeur David Courpasson.

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