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Coronavirus : pourquoi fermer les marchés aux animaux en Chine serait une très mauvaise idée

Un ouvrier pousse un chariot devant les étals de Gage street, le site de l'un des plus anciens wet markets de Hong Kong. Anthony Wallace / AFP

Depuis quelques semaines une épidémie due à un nouveau coronavirus (baptisé 2019-nCoV en attendant que l’OMS lui trouve un nom approprié) se propage en Chine et affecte désormais d’autres régions du monde. Des milliers d’infections ont eu lieu, entraînant plus de 300 décès, et le virus s’est répandu dans de nombreux pays.

Les recherches anthropologiques que nous menons en Chine depuis de longues années sur les maladies transmises aux humains par les animaux (zoonoses) peuvent nous éclairer sur la crise actuelle. Il est en effet très probable que cette nouvelle forme de coronavirus, responsable de pneumonies parfois mortelles, soit apparue au début du mois de décembre 2019 à la suite d’une propagation zoonotique : le virus aurait « sauté » d’un animal (qui reste à identifier) à l’être humain.

Des scientifiques chinois ont remonté la piste de ce nouveau coronavirus jusqu’à sa source potentielle. Celle-ci se situerait au Huanan Seafood Wholesale Market de Wuhan, qui avait été visité par 27 des 41 patients hospitalisés. Toutefois, le premier patient enregistré n’a pas déclaré avoir fréquenté ce marché.

On peut acheter sur le Huanan Seafood Wholesale Market non seulement des fruits de mer (seafood en anglais), mais aussi une grande variété d’animaux sauvages. Les scientifiques soupçonnent que c’est à partir de l’une de ces espèces animales que le virus aurait « sauté » vers l’être humain. Contrairement à une hypothèse précédente, selon laquelle le virus aurait été issu de serpents, les analyses génétiques actuelles suggèrent que son émergence est survenue chez les chauves-souris. Celles-ci sont moins fréquemment vendues sur les marchés chinois, mais sont généralement considérées comme le réservoir animal de nombreuses maladies infectieuses transmissibles aux humains. Les autorités de Wuhan ont fait fermer et désinfecter le marché le 1er janvier. Trois semaines plus tard, le 22 janvier, la Chine a interdit temporairement tout commerce de produits d’animaux sauvages.


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Dans le sillage de l’épidémie de coronavirus, les images de marchés d’animaux vivants sont elles-mêmes devenus « virales », faisant la une des médias du monde entier. Un article du New York Times, par exemple, a délibérément dépeint les marchés « omnivores » chinois d’une manière qui paraît scandaleuse pour le public occidental : description de poulets entiers plumés avec tête et bec ; présentation d’un florilège d’animaux sauvages sélectionnés pour choquer le lecteur : cigales, tortues et serpents vivants, cobayes, rats de bambou, blaireaux, hérissons, loutres, civettes palmistes, et même louveteaux…

Cet accent mis sur la consommation d’aliments exotiques en Chine reprend des clichés orientalistes sur le « péril jaune », et se teinte parfois de racisme anti-chinois.

Comment monte la panique morale

La nécessité, pour des raisons épidémiologiques, de déterminer précisément quelles espèces se trouvaient réellement sur le Huanan Seafood Wholesale Market, et à quelle fréquence, est sapée par l’insistance des médias qui demandent à longueur de sujets l’interdiction, voire l’abolition de ces « wet markets » (« marchés humides » en français). Ce terme, qui a émergé en anglais à Hongkong et de Singapour, est employé pour distinguer les marchés vendant de la viande, des poissons et des légumes des marchés « secs », vendant des biens durables comme les textiles, ou des supermarchés, où la viande est réfrigérée et emballée. Le terme « humide » renvoie non seulement aux nettoyages au jet d’eau dont ils font régulièrement l’objet, mais aussi au fait que l’on peut y acheter des produits appréciés pour leur « fraîcheur », perçue comme favorable pour la santé.

Les reportages produits par les médias s’appuient souvent sur des montages d’images réalisées sur différents marchés chinois, mais ne donnent généralement que peu d’informations sur le lieu précis ou le moment où ces prises de vues ont été faites. Qui plus est, ils ne tiennent pas compte des variations importantes qui peuvent exister dans les pratiques culinaires des différentes régions du pays.

Ces images communiquent un sentiment de dégoût envers les habitudes alimentaires des Chinois et reflètent en même temps les craintes suscitées par l’interconnexion de deux types d’« émergence » en cours en Chine : l’émergence virale et l’émergence économique.

Les anthropologues ont examiné en détail la façon dont le modèle de développement chinois (autrement dit, l’émergence économique de la Chine au XXIe siècle) a été perçu comme une menace en Occident, tant en termes politiques, à cause de la rapidité du développement économique de la Chine et de la concurrence qu’il représenterait pour les économies américaine ou européenne, que culturels, parce que les réformes semblent incompatibles avec les attentes occidentales en matière de modernisation. Pour résumer, ce n’est pas tant la Chine qui s’adapte au capitalisme que le capitalisme qui s’adapte à la Chine.

Volailles vendues sur un wet market à Canton en 2007. Frédéric Keck, Author provided

La consommation alimentaire de la Chine est emblématique de ce processus. Si les consommateurs chinois ont adopté les supermarchés et les aliments préemballés, le développement économique de la Chine n’a pas entraîné la disparition des formes de consommation chinoises, comme le montre par exemple la persistance de l’attrait pour la « viande chaude », expression désignant la viande d’animaux fraîchement abattus, consommée sans réfrigération ou congélation. Les consommateurs chinois n’ont pas adopté les normes culturelles européennes et américaines concernant ce qui est mangeable et ce qui ne l’est pas.

À Hongkong, la recherche menée par Frédéric Keck a montré que malgré les tentatives du gouvernement de racheter les licences des éleveurs et des vendeurs de volailles en vue de remplacer le « poulet vivant » (huoji) par de la viande réfrigérée, les consommateurs urbains ont continué à acheter des races de volailles élevées localement, à un prix deux fois supérieur aux poulets importés de Chine. Dans un autre ordre d’idée, les bouddhistes achetaient des oiseaux vivants sur les marchés pour les relâcher, en guise de geste compassionnel producteur de mérites (fangsheng). Lorsque les ornithologues ont montré que cette pratique augmentait le risque de transmission de la grippe aviaire, les bouddhistes ont cessé de relâcher des oiseaux mais ils se sont tournés vers les marchés aux poissons, remplaçant ainsi une « fraîcheur » par une autre.

Dans les médias occidentaux, les wet markets sont présentés comme des emblèmes de l’altérité chinoise : versions chaotiques des bazars orientaux, zones de non-droit où des animaux qui ne devraient pas être mangés sont vendus comme nourriture, et où se côtoie ce qui ne devrait pas être mélangé (fruits de mer et volailles, serpents et bétail). Ces images sinophobes s’enracinent dans ce que l’anthropologue Mary Douglas a appelé « la matière mal placée » (matter out of place) : les classifications symboliques des sociétés déterminent par des interdictions et des prescriptions quels aliments peuvent être consommés sans « pollution ».

Cette description anthropologique est cependant insatisfaisante, non seulement parce qu’elle s’appuie sur les sensibilités occidentales pour déterminer ce qui est mangeable et ce qui ne l’est pas (ce qui mène à qualifier de « traditionnelle » une forme moderne de commerce et de consommation alimentaire chinoise), mais aussi, plus concrètement, parce qu’elle déforme la réalité matérielle et économique de ces marchés.

Des marchés très divers

La plupart des marchés de fruits de mer, d’animaux vivants et de gros en Chine contiennent beaucoup moins de produits exotiques qu’on ne l’imagine. L’expression wet markets désigne en réalité une grande variété de marchés de diverses sortes, confusément regroupés sous cette appellation.

Or les différences sont souvent cruciales pour évaluer précisément l’importance relative de chaque marché en termes de risque d’émergence de virus. Aujourd’hui, plusieurs axes permettent de faire la distinction entre les différents types de wet markets que l’on trouve en Chine : l’échelle (vente en gros ou au détail), les produits vendus (animaux vivants, viande abattue et légumes frais uniquement, fruits de mer vivants uniquement), les types d’animaux (domestiques uniquement ou sauvages).

Sur les marchés, la majorité des animaux dépeints par de nombreux médias occidentaux comme des « animaux sauvages » (tels que les canards, les grenouilles ou les serpents) sont en fait reproduits et élevés en captivité. Seule une petite proportion d’animaux est braconnée dans la nature pour être vendue.

Le combat des agriculteurs chinois

Les discussions sur les wet markets chinois confrontent le plus souvent les consommateurs et les experts, et laissent de côté les points de vue des agriculteurs, des producteurs et des vendeurs. Lyle Fearnley a appris grâce une enquête menée auprès d’éleveurs d’oies sauvages (dayan) dans la province de Jiangxi, que deux facteurs ont amené la plupart des agriculteurs à se lancer dans l’élevage d’oies sauvages à la fin des années 1990. Premièrement, cette activité constituait une opportunité de répondre à la demande des consommateurs sans se livrer au braconnage illégal dans la nature. Deuxièmement, l’élevage d’oies sauvages ouvrait aux petits exploitants ruraux une voie vers une production à plus forte valeur ajoutée, à une époque où ils étaient confrontés à une pression économique croissante de la part des grands producteurs industriels d’aliments.

En Chine, au cours des réformes économiques qui ont débuté en 1978 après la mort de Mao Zedong, les terres agricoles collectives ont été redistribuées aux ménages individuels, ce qui a entraîné une explosion du nombre de petits exploitants agricoles. Ceux-ci étaient dits « spécialisés » (zhuanyehu) parce qu’ils se concentraient sur des cultures de rente ou sur l’élevage d’un certain type de bétail en particulier, notamment les poulets, les canards ou les porcs. Mais dans les années 1990, la Chine s’est lancée dans un « deuxième grand bond en avant » pour augmenter l’échelle de la production agricole. Les « entreprises à tête de dragon » (longtou qiye), des conglomérats industriels de production alimentaire, ont construit des chaînes d’approvisionnement intégrées, souvent centrées sur les abattoirs et les installations de transformation, et ont sous-traité l’élevage du bétail à des agriculteurs familiaux.

Tortues et scorpions vendus sur un wet market à Canton en 2007. Frédéric Keck, Author provided

Après la révolution de l’élevage industriel

Les élevages industriels se sont développés lorsque les petits exploitants indépendants furent progressivement écartés de l’élevage, en particulier dans des secteurs comme le porc ou la volaille, parce que les prix étaient trop bas et que le coût des intrants augmentait. Les maladies du bétail, telles que la maladie de Newcastle (maladie virale qui touche les oiseaux et notamment les volailles) et le syndrome reproducteur et respiratoire porcin (ou « maladie de l’oreille bleue », due à un virus), ont également joué un rôle dans l’éviction des petits exploitants de ces secteurs. Incapables de survivre en tant que petits exploitants indépendants, de nombreux agriculteurs ont dû faire un choix drastique : se lancer dans l’agriculture sous contrat avec un conglomérat alimentaire industriel, ou abandonner complètement l’élevage de porcs ou de volailles.

Certains d’entre eux ont découvert une troisième voie, en choisissant d’élever des races locales et des animaux sauvages qui pouvaient être vendus à un prix plus élevé sur des marchés de niche. Bon nombre de ces espèces se sont avérées moins touchées par les maladies que le bétail ordinaire, souvent simplement en raison du petit nombre d’animaux élevés.

Le fait que la viande d’animaux sauvages soit plus chère que celle des animaux domestiques a conduit à penser que sa consommation est un choix alimentaire indépendant des revenus. Mais le cas des agriculteurs est différent : pour eux, l’élevage d’animaux sauvages constitue un moyen d’accéder à un revenu stable, alors que vivre de la terre dans la Chine rurale demeure une lutte.

La grande diversité des wet markets – dont cette expression ne rend pas compte – et l’élevage d’animaux sauvages ont fourni aux petits exploitants agricoles indépendants d’importants moyens de subsistance. Les wet markets s’appuient également souvent sur des chaînes d’approvisionnement informelles qui permettent aux petits exploitants de transporter les animaux au marché sans l’intervention des grandes entreprises de transformation alimentaire, lesquelles possèdent des abattoirs et contrôlent les contrats avec les supermarchés. Cependant, « informel » n’est pas synonyme d’absence de réglementation. Les recherches de Christos Lynteris ont ainsi montré que les wet markets font l’objet d’inspections régulières de la part du Centre chinois pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) et des autorités sanitaires municipales, mises en place après l’épidémie de SRAS en 2003.

Les wet markets font partie intégrante de l’économie et de la société chinoise. En se basant sur des données récentes qui suggèrent que de nombreux cas précoces d’infection par le 2019 – nCoV n’ont pas pu être reliés au Huanan Seafood Wholesale Market, plusieurs experts en maladies infectieuses ont émis des doutes sur le fait que ce wet market ait été à la source de l’émergence du nouveau coronavirus. Quoi qu’il en soit, si la fermeture temporaire des wet markets et la réduction du commerce d’animaux sauvages ont des avantages en termes de prévention des maladies, leur fermeture permanente, ou leur abolition pure et simple, aurait un impact immense et imprévisible sur la vie quotidienne et le bien-être des Chinois.

La façon dont une fermeture permanente affecterait les modes de consommation alimentaire est difficile à appréhender, mais une telle décision serait potentiellement nuisible à la santé publique. Elle priverait en effet les consommateurs chinois d’un secteur qui représente 30 à 59 % de leurs approvisionnements alimentaires. En raison du grand nombre d’agriculteurs, de commerçants et de consommateurs concernés, l’abolition des wet markets risquerait également d’entraîner l’explosion d’un marché noir incontrôlable, comme cela a été le cas lors de la tentative d’interdiction de 2003, en réponse au SRAS, et lors de celle de 2013-14, en réponse à la grippe aviaire H7N9.

Cette situation exposerait la santé publique chinoise, ainsi que la santé publique mondiale, à un risque bien plus grand que celui que représentent les marchés d’animaux vivants, légaux et réglementés, qui existent en Chine aujourd’hui. Par ailleurs, les marchés des volailles et d’animaux vivants ont une autre utilité : en matière de surveillance virale, ils constituent depuis longtemps des sites cruciaux « d’alerte précoce », y compris aux États-Unis.

Plutôt de prohiber les wet markets et de les pousser vers la clandestinité, mieux vaudrait mettre en place une réglementation plus scientifique, davantage fondée sur des preuves.


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This article was originally published in English

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