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Cricket sud-asiatique, foot féminin : quand le sport bouleverse les codes

Les joueuses de l'équipe de France le 31 mai 2019 au stade Dominique-Duvauchelle à Créteil. FRANCK FIFE / AFP

Les mois de juin et juillet vont voir évoluer en parallèle deux coupes du monde : celle de cricket (du 30 mai au 14 juillet en Angleterre) et celle du football féminin (entre le 7 juin et le 7 juillet en France). Si ce ne sont pas les plus médiatisés, ces deux événements permettent de montrer les évolutions importantes qu’apportent ces deux sports à leurs sphères d’influence sociale respectives.

Une féminisation du football

Cette coupe du monde semble amorcer plusieurs changements. Tout d’abord, probablement sous l’effet coupe du monde 2018 et 2019, le nombre de licenciées a augmenté de 15 % depuis l’année dernière d’après la Fédération française de football, portant le nombre à presque 170 000.

Cela reste encore faible par rapport aux 2,2 millions de licenciés masculins, mais montre un réel engouement. Le nombre d’inscriptions dans les clubs a augmenté en dix ans, et le nombre de clubs féminins a suivi une pente ascendante : entre 2011 et 2018 le nombre de clubs féminins est passé de 3 000 à 5 000.

Les supporters du Bayern Munich brandissent la devise du club, « Mia san mia », durant un match contre le FC Barcelone lors de la semi-finale de la coupe UEFA féminine de football, 21 avril 2019. Guenter Schiffmann/AFP

Un changement de représentation

Par ailleurs, autre domaine du changement, cette coupe du monde sera diffusée en France sur les chaînes TF1 et Canal+, ce qui n’était pas le cas il y a seulement dix ans. Les premiers résultats de vente des billets de cette coupe du monde montrent bien que le phénomène n’est plus anecdotique et qu’un changement de représentation de ce sport est en train de se dérouler dans une dynamique positive. Par cette pratique du football, traditionnellement lieu de la construction d’une certaine virilité, commence un travail du développement d’un nouveau type de féminité, qui légitime un bousculement des conventions.

Pour autant, cette actualité festive ne doit pas masquer la réalité et les combats encore existants dans ce sport, notamment autour de l’égalité des rémunérations.

Les joueuses continuent à gagner beaucoup moins que les joueurs. Ainsi, Ada Hegerberg, la meilleure joueuse mondiale, gagne environ 100 fois moins que Lionel Messi,le meilleur joueur mondial. Une inégalité qu’elle a dénoncé en boycottant l’actuelle coupe du monde.

Ada Hegerberg, Ballon d’Or 2018, 23 ans a décidé de boycotter la Coupe du monde pour protester contre les inégalités salariales. Steffen Prößdorf/Wikimedia, CC BY-NC

L’inégalité de salaires pointée du doigt

Cette inégalité de rémunération et également de moyens est décriée partout dans le monde. Le dernier épisode en date s’est déroulé en mars aux États-Unis, le jour de la journée de la femme, où les joueuses américaines ont décidé de poursuivre la fédération américaine de football pour discrimination de genre institutionnalisée (combat d’ores et déjà gagné en Norvège où il existe une parité salariale entre les équipes nationales féminines et masculines).

Étrangement, en France, ce débat est relativement absent. Quand il fait surface, c’est pour signaler un manque de considération de la Fédération et vis-à-vis de revendications salariales : ainsi l’année dernière les joueuses de Guingamp se sont mises en grève. Ces revendications semblent cependant peu entendues et relayées (même si toutes les équipes féminines françaises ne sont pas assujetties au même régime).

Ainsi, bien que la FIFA ait doublé les prix accordés aux joueuses depuis la dernière coupe du monde (30 millions de dollars), la différence avec les montants accordés aux joueurs masculins (440 millions de dollars) n’est pas neutre. Par contre, les marques, elles, ne s’y sont pas trompées et ont saisi la balle au bond puisqu’Adidas a annoncé que les femmes recevraient le même bonus de performance que les hommes. Un bon moyen de s’ouvrir à un nouveau marché florissant tout en défiant l’establishment des fédérations établies.

Est-ce le début d’une transition ?

Cricket et post-colonialisme

Si la tendance dans le football oscille entre la reconnaissance de sa féminisation et son « asianisation » par la présence (même réduite) de l’Inde et de la Chine, le cricket lui, à du mal à s’externaliser hors du giron des anciennes colonies britanniques (les 10 équipes en présence ayant toutes été colonisées par les Britanniques). Par ailleurs, même s’il a su se réinventer hors du cadre colonial, il peine à se féminiser.

Comme l’ont montré dans leurs travaux le psychologue Ashish Nandi et l’anthropologue Arjun Appadurai, ce sport s’est vraiment « indigénéisé » tout au long de son histoire, à tel point qu’Ashish Nandi écrivait en 1989 que « le cricket est un jeu indien accidentellement découvert par les anglais » tant ce sport a su répondre à la culture du sous-continent.

Porteur des valeurs victoriennes du milieu du XIXe siècle comme le fair play, la maîtrise des émotions, la valorisation de l’équipe sur l’individu, qui contribuèrent à fonder l’essence de la masculinité à l’époque, il est devenu dans les colonies un élément de socialisation central et de diffusion de ces mêmes valeurs.

En Asie du Sud, le cricket n’a pas, à l’origine, favorisé la mixité ni inter-coloniale ni intra-nationale (les équipes s’étant souvent composées autour des communautés religieuses) mais a permis assez tôt l’entrée des classes populaires qui étaient acceptées à condition d’une complète soumission aux valeurs portées par le jeu.

Le cricket est-il une religion en Inde ? Ici à Bangalore, un prêtre officie un rituel avant la coupe du monde qui a débuté le 30 mai 2019. Manjunath Kiran/AFP

Construire un sentiment national

Au fil du temps, il a permis d’aider à la construction d’un sentiment national dans la grande majorité de ces pays par exemple en absorbant la terminologie anglaise du cricket, en particulier la structure de ses noms, dans une diversité de motifs syntaxiques vernaculaires. Cette « indigénisation » l’a rendu plus accessible aux masses, notamment par le truchement de la radio puis de la télévision.

Ainsi, en termes d’audience, la coupe du monde de cricket a attiré 1,5 milliard d’individus en 2015. Certes, les chiffres restent en dessous de la coupe du monde de foot de 2018, mais le match Inde/Pakistan du 16 juin prochain (en phase de poule) pourrait bien battre des records d’audience comme le précédent match en 2015 qui aurait rassemblé un milliard d’individus.

Le terrain de cricket est-il le seul lieu où Pakistan et Inde peuvent s’entendre ? Ici le batteur Faheem Ashraf (Pakistan) et le « gardien » Mahendra Singh Dhoni (Inde) lors de la Coupe d’Asie à Dubai, 19 septembre 2018. Ishara S. Kodikara/AFP

Dans le contexte géopolitique actuel très tendu entre les deux pays après les frappes indiennes sur le territoire Pakistanais et la récente réélection de Narendra Modi au poste de premier ministre, nul doute que ce match ravivera les sentiments nationalistes bien au-delà de ceux du sport.

Le Commonwealth sur le terrain

Principalement porté par les Indiens, ce sport peine encore à intéresser les autres nations hors Commonwealth.

Les hypothèses avancées tournent autour de la durée des matchs (parfois plusieurs jours) les rendant peu compatibles avec les programmations publicitaires ou des programmes de télévision. Cependant, l’arrivée du format T20 en 2003 (un format raccourci des matchs) a permis de créer un nouvel audimat pour ce format. Malgré cette audience importante, peu de marques françaises semblent avoir pris conscience de l’importance et des retombées de cet événement, mis à part Veuve Clicquot (groupe LVMH) qui sera un des partenaires officiels de cette coupe du monde.

Enfin, le cricket a mis du temps à se féminiser mais la coupe du monde de cricket féminin de 2017 a vu son audience tripler pour atteindre 180 millions de personnes (soit quatre fois moins que pour la coupe du monde de foot féminin). Mais cette tendance marque là aussi une petite victoire dans des nations sud-asiatiques où la condition et la place de la femme sont encore des combats qui restent largement à mener.

Si on leur prête suffisamment attention en regardant les signaux forts qu’ils nous envoient, ces deux événements sportifs devraient permettre de repenser de nouvelles grilles de lecture du sport mondial et d’apporter les prémices d’un nécessaire décentrage de la compréhension de ce qui forme nos représentations.

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