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Dans « Le Grand bain », un bataillon de mâles à la dérive ?

Sept hommes en maillot de bain.
Les nouveaux mâles du Grand Bain. Mika Cotellon/TF1/StudioCanal

Pour la première fois dans l’histoire des Jeux olympiques, les hommes seront autorisés à participer aux compétitions de natation artistique. Depuis l’introduction de cette discipline sportive aux Jeux olympiques de Los Angeles en 1984, seules les femmes pouvaient jusqu’alors concourir. Si leur présence à Paris en 2024 sera en nombre limité (jusqu’à deux hommes dans une équipe de huit membres), c’est déjà une grande victoire pour les défenseurs de l’inclusion.

Simple avancée sociale ou fruit d’un long combat masculin, ce changement réglementaire n’est pas sans rappeler le film de Gilles Lellouche, Le Grand bain, sorti en 2018. Ce dernier raconte l’histoire de huit hommes quadragénaires et quinquagénaires qui, largués dans leur vie professionnelle ou affective, se lancent un défi : gagner la coupe du monde de natation synchronisée masculine.

Les critiques du film, qui furent unanimement positives lors de sa sortie, renvoient incontestablement à cette actualité olympique en questionnant les gender studies sous un angle trop peu abordé en France, celui des clichés associés à la virilité masculine dans le sport.

Ainsi peut-on lire qu’il s’agit d’une comédie « à la gloire des failles et faiblesses humaines » selon Libération, d’un film sociétal « qui met le collectif à l’honneur » pour Le Figaro, d’une « vérité humaine qui parle avec une infinie tendresse » d’après Le Parisien. La réflexion que mène le réalisateur – qui est également co-scénariste – se résume en effet par cette formule métaphorique prononcée en début de film par un narrateur extradiégétique : un rond peut-il entrer dans un carré ? Il sous-entend par-là qu’il est peut-être possible d’aborder le rapport entre sport et masculinité d’une tout autre façon que celle qui nous est imposée.

Gilles Lellouche propose à vrai dire un généreux portrait de ces individus abîmés par notre époque, celle du culte du corps, et qui trouvent leur salut dans un « sport de filles ». Éloge d’un épanouissement possible face à l’injonction généralisée de la réussite, triomphe de la solidarité sur celui de l’individualisme, affichage des ventres mous contre le culturisme ambiant, ce long-métrage apporte un souffle nouveau en déplaçant le topos de la thérapie de groupe dans des vestiaires sportifs.

Si le grand public français a été touché par l’histoire, c’est que le film lutte contre une certaine vision essentialiste selon laquelle il existerait des différences innées entre les deux sexes. En caricaturant la virilité promue par le système patriarcal, certaines scènes témoignent de l’anti-héroïsme d’une génération d’individus en quête de sens. Ces derniers bousculent, en réaction à la classique « masculinité hégémonique », les représentations de l’homme occidental dans le « grand bain » de société française au XXIe siècle.

A l’origine, un club de natation synchronisée suédois

Inspiré de faits réels, le film de Gilles Lellouche s’inscrit dans une lignée de fictions décomplexées sur la soi-disant « effémination » de cette génération masculine qui ne se laisse plus enfermer dans ce modèle de virilité héroïque et conquérante.

Lors de l’écriture du film, si le réalisateur avait à l’esprit le film de Peter Cattaneo sur les Chippendales du monde ouvrier (The Full Monty, 1997), il s’est surtout inspiré de l’histoire vraie d’un club de natation synchronisée masculine suédois créé en 2003, le « Stockholm Simkonst Herr », un pays où les femmes ont acquis depuis longtemps une place égalitaire dans la vie politique et médiatique.

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Ce club a d’ailleurs donné lieu à un documentaire et à maintes adaptations cinématographiques : Allt flyter de Måns Herngren (2008), Men Who Swim de Dylan Williams (2010), Swimming with Men d’Olivier Parker (2018). Ce sujet a aussi trouvé son public au Japon avec la comédie Waterboys de Shinobu Yaguchi et son adaptation éponyme chinoise réalisée par Song Haolin en 2021.

Le choix de la natation synchronisée, par sa singularité féminine (liée à son histoire et au succès des deux grandes nageuses de ballet du cinéma américain Annette Kellermann et Esther Williams), est sans doute la raison principale ayant poussé le réalisateur à choisir ce sport pour illustrer son propos.

Toutefois, on peut lire l’intrigue au deuxième degré ; la natation serait alors une métaphore des difficultés rencontrées par les personnages et leur volonté de s’en sortir. Cette théorie opère dès le titre, « le grand bain » dans lequel chacun doit se lancer et apprendre à survivre malgré les obstacles.

Annette Kellermann, pionnière de la pratique de la natation synchronisée, au début du XXᵉ siècle. State Library of New South Wales, CC BY

Les nombreuses métaphores dans ce film, filant une diégèse tragi-comique, permettent de mieux percevoir la volonté du réalisateur de dépasser les stéréotypes pour mieux apprendre à s’accepter. En effet, l’eau peut d’abord revêtir un sens négatif : elle peut inonder, submerger voire noyer. Sans une main tendue, faute d’efforts suffisants, il est souvent difficile de sortir seul la tête de l’eau.

Cependant, à en croire Gaston Bachelard, l’eau nourricière et enveloppante peut être perçue dans un sens positif. L’imaginaire de cet élément est communément lié à l’amour de la mère, par sa forme similaire à celle du liquide amniotique qui nous héberge pendant neuf mois, ou à celle du lait maternel qui nous nourrit. Pour Gilles Lellouche, la piscine est justement un « symbole très maternel » et représente dans le film « un cocon où l’on est à l’abri du jugement des autres ». Ainsi, les héros déçus par la vie, se jettent dans ce « grand bain amniotique » pour enfin renaître en tant que groupe soudé et, pour reprendre les propos du réalisateur, sentir leur cœur qui se remet à battre.

À travers l’histoire de ces hommes ayant trouvé leur salut dans une activité historiquement connotée comme féminine, Le Grand Bain interpelle les spectateurs sur la nécessité de remettre en cause la masculinité hégémonique. Il s’inscrit dans des questionnements contemporains et permet, comme le dit le sociologue du cinéma Emmanuel Ethis, de « réfléchir à la construction et a fortiori à la reconstruction de nos identités ». Pour tous les passionnés de sport ou celles et ceux que le sujet intéresse, ce film est incontestablement une invitation au voyage olympique à venir.


Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 6 au 16 octobre 2023 en métropole et du 10 au 27 novembre 2023 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « sport et science ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.

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