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De 2002 à 2022, comprendre la présence croissante de l’extrême droite aux scrutins présidentiels

Marine Le Pen pose avec des soutiens le soir du second tour au Pavillon d'Armenonville à Paris. Son parti, le RN et ses idées se sont installés durablement dans le paysage politique français. Thomas Samson/ AFP

Pour la troisième fois en 20 ans, le second tour de la présidentielle a opposé un candidat d’extrême droite à un candidat de droite ou de centre, la gauche étant exclue du tour décisif. Quelles évolutions a-t-on observées entre ces trois scrutins et comment les expliquer ? Peut-on, en particulier, les interpréter en fonction de l’évolution des valeurs des Français ?

Commençons par rappeler les résultats (tableau 1). En 20 ans, l’extrême droite a beaucoup augmenté ses scores, au point que certains sondages au soir du premier tour pronostiquaient un résultat très serré. Emmanuel Macron est finalement réélu confortablement au second tour mais moins qu’en 2017. Dans le même temps, l’abstention et les votes blancs et nuls ont nettement augmenté par rapport à 2002.

Tableau des résultats, élection présidentielle 2022. P.Bréchon, Fourni par l'auteur

Le poids des conjonctures dans les résultats électoraux

Bien sûr, une partie de ces évolutions peut s’expliquer par la conjoncture de chaque scrutin. En 2002, la droite radicale avait obtenu 19,2 % des exprimés au premier tour (16,9 % pour Jean-Marie Le Pen et 2,3 % pour le dissident Bruno Mégret).

Jean-Marie Le Pen ne retrouvait même pas au tour décisif l’ensemble des voix de sa famille politique. Autrement dit, il n’avait aucune dynamique d’élargissement de son électorat à d’autres forces politiques qui, toutes, lui préférèrent très largement Jacques Chirac, élu avec un score impressionnant (82,2 %), bénéficiant d’une très grande partie des voix de gauche.

L’entre deux tours avait connu une très forte mobilisation citoyenne, avec de nombreuses manifestations pour s’opposer à l’extrême droite : le 1er mai, environ 1,5 million de personnes manifestèrent dans les rues des principales villes.

Si le premier tour avait très peu mobilisé les électeurs (28,4 % d’abstention), le second fut très différent : la participation augmentait de 8,1 points. Avant le premier tour, les deux têtes de l’exécutif, Jacques Chirac, président, et Lionel Jospin, premier ministre socialiste, ayant gouverné le pays pendant cinq ans de cohabitation, étaient considérés comme déjà quasiment qualifiés pour la bataille finale, ce qui n’incitait pas à aller voter. Avec l’éviction de Lionel Jospin de la compétition finale et la présence du leader du Front national, les abstentionnistes du premier tour, ayant souvent mauvaise conscience, se mobilisèrent fortement pour faire barrage à l’extrême droite, dans une logique de « front républicain ».


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Le tournant de 2017

En 2017, Marine Le Pen a remplacé son père à la tête du Front national et a commencé à essayer de présenter un programme moins extrémiste. Elle obtient 21,3 % des suffrages au premier tour (soit 3,4 points de plus que son père 15 ans auparavant) et 33,9 % au second, montrant qu’elle pouvait désormais compter sur un report de voix d’électeurs de droite et de gauche : environ 20 % de l’électorat Fillon du premier tour et 10 % des voix de la gauche radicale se seraient prononcées en sa faveur.

Emmanuel Macron, élu largement pour son premier quinquennat avec 66,1 % des exprimés, aurait obtenu le report de 79 % des suffrages de Benoît Hamon, d’environ 50 % des votes Fillon et Mélenchon. Cependant il n’y a pas eu de mobilisation anti-lepéniste comme en 2002, l’abstention progressant même de 3,2 points entre le premier et le second tour et les blancs et nuls s’envolant à 8,6 % des inscrits, un record absolu à une élection présidentielle. C’est surtout une partie des électeurs mélenchonistes qui ont refusé de choisir entre deux candidats jugés également mauvais.

En 2022, la droite radicale et identitaire représente au premier tour près du tiers des suffrages exprimés (Le Pen, 23,1 % ; Zemmour : 7,1 % ; Dupont-Aignan : 2,1 %), en forte progression par rapport à 2017. Ce qui conduit assez naturellement au score très élevé de Marine Le Pen au second tour. Elle gagne environ 7,6 points, Emmanuel Macron en perdant autant. Il faut cependant souligner que celui-ci conserve une assise très importante pour un président sortant et que sa stratégie centriste du « en même temps » – et gauche, et centre et droite - a bien résisté au cours de ce quinquennat.

L’abstention progresse encore au second tour de 2022 (28 %), sans atteindre le record de 1969 (31,1 % d’abstentions et 6,4 % de blancs et nuls, déjà dans un duel entre centre et droite). Les reports de voix des candidats battus en faveur d’Emmanuel Macron semblent avoir été moins bons qu’en 2017. Selon l’institut Ipsos, 42 % l’auraient choisi contre 52 % en 2017, tandis que 17 % votaient Le Pen contre 7 % 5 ans avant, contrairement à la demande du leader de la France insoumise de « ne pas donner une seule voix à l’extrême droite ». L’opération de dédiabolisation de la présidente du Rassemblement national semble avoir été payante même si elle a aussi plus ou moins généré la candidature dissidente d’Eric Zemmour.


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L’évolution du programme électoral du Front national

L’évolution des voix de droite radicale ne s’explique pas seulement par une dédiabolisation dans la forme mais aussi par l’évolution du programme du Rassemblement national.

En 2002, le Front national défendait une politique économique assez libérale, notamment axée sur la défense des commerçants et des artisans, ainsi que de petites entreprises. Le Rassemblement national soutient aujourd’hui une politique plus interventionniste de l’État au service de la souveraineté nationale et a inscrit dans son programme une politique sociale favorable aux Français de catégories populaires. Cette réorientation programmatique lui acquiert une partie importante du vote des ouvriers et des employés et facilite les reports de la gauche radicale, très en colère face au libéralisme économique d’Emmanuel Macron et à son apparent mépris pour le bas de l’échelle sociale.

Mais les programmes n’expliquent pas complètement les choix électoraux. Les personnalités des candidats jouent aussi, notamment leur image plus ou moins sympathique et leur « présidentialité », c’est-à-dire leur capacité à remplir la fonction présidentielle, notamment à l’international. La présidentialité du président sortant est évidemment bien plus forte que celle de son adversaire. Marine Le Pen peut avantageusement se présenter en candidate du peuple et du bon sens mais elle ne convainc pas vraiment sur sa présidentialité face à un Macron assez dominant, notamment dans le débat du second tour.

Des choix électoraux qui traduisent – en partie – un système de valeurs

Il faut enfin souligner que l’appréciation des électeurs sur le programme des candidats est très liée à leur système de valeurs. De ce point de vue, l’évolution électorale traduit de nombreux phénomènes. La confortable réélection du président doit beaucoup à l’attachement d’une part importante des Français à des valeurs libérales, aussi bien au plan économique (ouverture à l’économie de marché et à la mondialisation) qu’à celui des libertés pour pouvoir librement choisir ses modes de vie. Elle s’explique aussi par une ouverture sur l’Europe et un certain optimisme sur les possibilités d’améliorer la société. En 1990, 6O % des Français étaient favorables à la concurrence économique selon l’enquête sur les valeurs des Français et des Européens et c’est encore le cas de 50 % d’entre eux. Le libéralisme des mœurs est en forte progression, ce qui explique le soutien des électeurs aux réformes sur le mariage pour tous ou le souhait de libéraliser l’euthanasie.

Plusieurs dizaines de milliers de personnes sont rassemblées sous la pluie, le 1ᵉʳ mai 2002 dans le centre de Lyon, à l’appel des syndicats, « pour la démocratie et les droits sociaux » et « faire barrage à Le Pen ». Jean-Philippe Ksiazek/AFP

Au contraire, la droite radicale est favorable à la préférence nationale, elle craint la présence immigrée en France, elle privilégie un entre-soi autour d’une vision traditionnelle de la francité et un hypernationalisme, elle manifeste un pessimisme fort à l’égard de la classe politique. Elle défend une société d’ordre, avec un leader pour le faire respecter, une société où les individus accomplissent leurs devoirs au lieu de toujours revendiquer leurs droits. Ces orientations ne sont pas majoritaires dans le pays, les jeunes générations et les catégories favorisées y sont les plus réticentes mais il y a bien eu une certaine progression de ces valeurs depuis 20 ans, probablement en lien avec les discours alarmistes de droite et d’extrême droite sur l’immigration et l’insécurité, avec la montée de la petite délinquance et du terrorisme.


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Dans le même temps, la gauche, électoralement affaiblie, est aujourd’hui clairement dominée par une vision radicale portée par Jean-Luc Mélenchon alors que son orientation modérée, incarnée par le PS, s’est effondrée au profit du camp macronien. Elle est portée par des valeurs de justice sociale, de lutte contre les inégalités, de fraternité qui restent très fortes dans la société française mais n’arrivent pas à déterminer le choix électoral d’autant d’électeurs que par le passé : le total des voix de gauche au premier tour est passé de 42,9 % en 2002 à 31,9 % en 2022.

Quant à la montée de l’abstention et des bulletins blancs au second tour, elle est non seulement explicable par une banalisation du vote d’extrême droite et une exaspération de certains électeurs à l’égard du président sortant, elle tient aussi à des orientations de valeurs moins conformistes qu’autrefois.

On est devenu plus critique et suspicieux à l’égard de toutes les autorités, qu’il s’agisse des médecins, des enseignants ou des hommes politiques. On se reporte donc plus difficilement sur un candidat de second tour jugé le moins mauvais, on hésite beaucoup à donner sa voix à celui qui n’était pas son candidat préféré. Il y a là un trait de valeurs spécialement développé en France par rapport à d’autres pays, notamment du nord de l’Europe, où on accepte davantage de gouverner durablement ensemble sans être d’accord sur tout. On a de la difficulté à accepter de faire des compromis, de se rallier au merle à défaut d’avoir pu faire élire la grive.


Pierre Bréchon a publié récemment « Les élections présidentielles françaises », Presses universitaires de Grenoble-UGA éditions, février 2022.

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