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De Minneapolis à la porte de Clichy : la question des violences policières

Une manifestante à Nantes le 2 juin en soutien aux mobilisations pour George Floyd, citoyen américain mort lors d'une interpellation policière à Minneapolis. Loic VENANCE / AFP

Aux États-Unis, la mort de George Floyd, un homme noir de 46 ans, a suscité une vague de mobilisations surprenantes, au regard tant de leur durée (plus de huit jours au moment de l’écriture de cet article) que du nombre de villes concernées (entre 50 et 140 en fonction des modes de comptage). Si les tensions et contradictions qui traversent la société américaine et ses polices sont récurrentes comme nous l’écrivions déjà en 2016, elles connaissent aujourd’hui un écho sans précédent.

À l’échelle des États-Unis, seules les mobilisations des années 1960, et les émeutes de 1992 à Los Angeles dans le cadre de l’affaire Rodney King avaient autant bouleversé l’opinion et fait descendre les Américains dans la rue.

Pour George Floyd, l’indignation est mondialisée : des manifestations ont eu lieu au Royaume-Uni, en Italie, au Canada et dans plusieurs pays d’Afrique.

Mobilisations devant le palais de justice, porte de Clichy à Paris. Stephane De Sakutin/AFP

En France, en dépit de l’interdiction la préfecture de police, plus de 20 000 personnes ont convergé vers le palais de Justice de Paris, porte de Clichy. Initialement ce rassemblement faisait suite à la remise d’un rapport d’expertise indépendant sur les circonstances de la mort d’Adama Traoré après une interpellation par des gendarmes il y a quatre ans, affaire dont l’instruction judiciaire est toujours en cours. L’occasion de faire écho aux questions de racisme et de violences qui divisent les États-Unis.

Une forte visibilité médiatique des discriminations policières

L’ampleur des mobilisations traduit l’audience croissante d’une prise de conscience questionnant les violences policières – des Gilets Jaunes aux décès lors d’interpellations. Pensons aux déclarations récentes de la chanteuse Camélia Jordana accusant la police française de racisme ou encore à l’indignation suscitée par une vidéo faisant entendre des propos racistes de policiers sur l’Île-Saint-Denis.

Des citoyens témoignent à la suite des déclarations de Camilla Jordana sur le plateau de l’émission « On n’est pas couché » (France 2), HuffPost.

Faut-il alors assimiler la situation française au contexte américain ? Comment apprécier cette mobilisation aux portes du Tribunal judiciaire de Paris, au regard de ses équivalents américains, de Minneapolis à Chicago en passant par New York ?

Peut-on comparer les situations française et américaine ?

Disons-le d’emblée, commenter la situation américaine avec un regard européen revient à s’exposer à deux risques : plaquer la situation américaine (le spectre de l’américanisation des sociétés occidentales) sur des réalités autres ; considérer les États-Unis comme une réalité exceptionnelle (enfer ou paradis en fonction des observateurs).

Pour éviter ces deux écueils, partons d’un point de départ simple : il est légitime de comparer entre situations française et états-unienne, dans la mesure où comparer c’est analyser l’écheveau de similitudes et différences pour suggérer des pistes d’analyse, sans nécessairement apporter de réponse définitive.

Je fonderai ici la comparaison autour de quatre figures des relations entre polices, populations et politique en France et aux États-Unis.

Les États-Unis comme exception

C’est une évidence : le niveau de violence de la société américaine et de ses polices n’a pas d’équivalent dans les pays occidentaux, que l’on songe aux personnes tuées par la police ou aux policiers morts en mission, et plus généralement aux homicides et au nombre d’armes à feu en circulation.

On compte environ 1000 morts par des tirs policiers par an aux États-Unis contre 20 en moyenne en France (mais moins de 10 quand on examine les tirs mortels) soit environ 15 fois plus aux États-Unis quand on tient compte des écarts de population.

On dénombre environ 140 policiers morts chaque année aux États-Unis, contre une dizaine en France : entre 7 et 13 policiers et gendarmes morts en mission ces dernières années selon l’ONDRP.

Le niveau d’homicides marque des écarts importants : 4.7 pour 100 000 habitants aux États-Unis contre 1 en Angleterre et au pays de Galles et 0.8 en Allemagne.

Explosion lors d’un festival consacré au tir et aux armes à feu, le Knob Creek Machine Gun Shoot dans le Kentucky, États-Unis, le 12 avril 12. Cet événement attire des milliers de visiteurs du monde entier pendant deux jours. Andrew CABALLERO-REYNOLDS/AFP

En toile de fond, on trouve ici la place centrale des armes à feu, avec un pays où 300 millions d’entre elles circulent et où les tentatives de régulation de leur commerce produisent toujours des effets limités, ce qui à nouveau singularise les États-Unis des autres pays occidentaux.

On se doute des résonances culturelles et cognitives de telles données : le policier américain se sent plus en danger de mort que ses collègues des pays d’Europe occidentale, avec tout ce que cela peut impliquer en termes de suspicion et de propension à l’usage de la force. L’univers de la violence policière américaine est très spécifique, et c’est une bonne nouvelle pour les polices européennes. Pour autant, la double question des relations police/minorités et de l’utilisation de la force par la police ne peut s’arrêter à cette lecture.

Les États-Unis comme risque

Sur ce second registre, les États-Unis illustrent une situation qui peut constituer un devenir pour les pays occidentaux. Une dimension est ici centrale dans la situation américaine : la polarisation très forte de l’électorat autour des questions raciales, que reflètent les questions policières.

Dans la stratégie politique de Donald Trump, avec sa déclaration aujourd’hui bien connue (« when looting starts, shooting starts », soit “quand le pillage commence, les tirs commencent”), dont les racines historiques sont lourdes de sens. C’est une tactique électorale simple qui se trouve affirmée : défendre la police, dénoncer les protestataires et se présenter comme le président de loi et de l’ordre, c’est rechercher l’électorat conservateur bien sûr, mais plus profondément viser l’électorat « blanc » (qui reste majoritaire) et contribuer à polariser les opinions politiques.

Les prises de position de Trump (et des autres acteurs politiques populistes), illustrent l’idée qu’un coup politique (attirer l’électorat blanc vers une position de défense de la police) contribue à accroître les polarisations de l’électorat, mais plus largement de la société américaine. On imagine ici les risques, au-delà du jeu politique immédiat : la course aux extrêmes, et la polarisation accrue du champ politique, miner les conditions du contrat social commun.

Les États-Unis comme miroir

Sur les questions ethnoraciales, France et États-Unis diffèrent radicalement dans leurs principes politiques et juridiques. Les enregistrements statistiques des identités ethniques divergent : aux États-Unis, la « race » et l’identité ethnique font l’objet de recensements officiels et concourent à la mise en place des politiques publiques.

Les histoires des relations raciales, et leurs représentations dominantes, diffèrent : esclavage, ségrégation et image idéalisée du « melting pot » autour d’un rêve commun d’ascension sociale d’un côté, héritage colonial et aspiration républicaine négligeant les différences de couleur et de race de l’autre.

Mais la question des relations entre populations majoritaires et minoritaires se pose dans les deux cas. En France, les institutions ne mesurent pas les caractéristiques ethnoraciales des individus, mais il suffit de regarder les patronymes des personnes tuées ou objets de violences policières depuis de nombreuses années pour en avoir une idée (voir le recensement rigoureux réalisé par le site Bastamag).

Trois lycéens ont attaqué l’État pour discrimination et contrôle au faciès en 2017, ils ont été déboutés en décembre 2018, Brut.

De nombreuses études ont par ailleurs montré les discriminations dans les contrôles de police.

Rappelons que l’État a été condamné en 2016 par la Cour de cassation pour des contrôles discriminatoires. Plus récemment, une décision du Défenseur des droits dans le cadre de faits de brutalités policières commis dans le 12ème arrondissement de Paris a conclu à une discrimination systémique (« qui relève d’un système, c’est-à-dire d’un ordre établi provenant de pratiques, volontaires ou non, neutres en apparence ») de la part des policiers.

De ce point de vue, les États-Unis nous offrent un miroir, les discriminations y ayant été établies de longue date, mais c’est un miroir que l’on refuse de regarder.

Se contenter de dire que la police française n’est pas raciste, parce que républicaine est une façon d’éluder une question centrale : il existe une question de discriminations envers les minorités.

Or celle-ci est une partie (une partie seulement) de la question des relations police/population. La nier, c’est ne pas se donner les moyens d’y répondre.

Les États-Unis comme source d’inspiration

Les États-Unis, source d’inspiration, vraiment ? L’on compte 18 000 polices aux États-Unis, avec des styles d’action et des priorités éminemment différentes. À Camden dans le New Jersey, la police (dans une ville où Noirs et Hispaniques représentent 95 % de la population) a défilé avec les manifestants.

Ailleurs, de nombreux policiers se sont agenouillés pour montrer leur solidarité avec les manifestants pacifiques. La diversité du système policier américain est frappante.

En 2015, le président Obama a rapidement réagi aux événements de Ferguson, en mettant en place une task force sur la police du XXIe siècle qui a rappelé quelques principes essentiels : la nécessaire confiance entre citoyens et police, l’engagement de la police avec les communautés.

Un principe sage y est rappelé : le policier n’est pas un guerrier (de la délinquance) mais un gardien (de la paix). Ces principes avaient donné lieu à un projet de réforme que Donald Trump s’est attaché à déconstruire.

Barack Obama s’exprime sur sa vision de la police, janvier 2020.

Par ailleurs, beaucoup de polices se sont engagées dans des stratégies de désescalade. Sur la question des tirs policiers, le Police Executive Research Forum (PERF), think-tank qui rassemble des experts et des chefs de police, a réalisé plusieurs rapports depuis 2015 soulignant la nécessité de mettre en place des politiques réglementant l’usage des tirs (en interdisant par exemple de tirer sur – ou depuis – un véhicule en mouvement) ou rendant obligatoire pour un policier le fait de rapporter l’usage excessif de la force par un de ses collègues.

Enfin, certaines polices ont recours à des équipes de chercheurs qui travaillent sur les biais cognitifs implicites des policiers. Elles ont pu mettre en place des sessions de formation entraînant les policiers à se focaliser sur d’autres indices (la façon de se comporter par exemple) que la couleur de la peau ou comprendre comment celle-ci influence leur jugement.

Ces initiatives pourraient ainsi être sources d’inspiration et systématisées, tant dans l’usage de la force que dans les relations avec les minorités.

Réformer la police ?

Intéressons-nous alors aux doctrines, pratiques et modes d’organisation des polices. Analysons les pratiques discriminatoires pour avancer dans la prise en compte par les policiers des biais implicites de leur action (dont ils n’ont pas nécessairement conscience), et mettons en place des formations (actuellement inexistantes en France) ancrées dans des mises en situation pour faire évoluer les comportements.

Tenons compte des partenariats prometteurs entre polices, sciences sociales et aspiration à une police efficace et juste comme l’initiative fair and impartial policing aux États-Unis ou les nombreux dispositifs d’échanges entre police et population que l’on trouve par exemple au Royaume-Uni.

Les polices occidentales sont sous le feu des critiques, on peut le regretter au nom d’un monde où les institutions et l’autorité qu’elles incarnaient étaient automatiquement acceptées.

Cela représente des défis communs, en dépit des différences nationales, tant la question de la légitimité, de la confiance durable et de l’aspiration à une police à l’écoute des publics, respectueuse des personnes, équitable et faisant un usage approprié de la force est au cœur des années à venir.

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