Menu Close

De « Sully » à Trump : la légende de l’individu contre l’organisation

Sully (Tom Hanks) dans le film de Clint Eastwood. Warner Bros.

Dans le film Sully, Clint Eastwood retrace l’exploit de ce commandant de bord qui a posé sur une rivière son Airbus A320 privé de ses deux réacteurs. Le moteur dramatique du film réside dans une opposition entre cet individu héroïque et une administration persécutrice qui lui demande des comptes, au motif qu’il aurait dû chercher à se poser sur un aéroport proche plutôt que de tenter un amerrissage extrêmement risqué.

Cette histoire est belle, par la grâce poétique de cet improbable amerrissage salvateur, par le triomphe d’un individu qui impose sa volonté et son expérience aux défis de la matière (l’avion aux prises avec la gravité) et par le fait que cet individu, loin d’être un superhéros, n’est qu’un homme ordinaire qui, placé dans des circonstances extraordinaires, a donné le meilleur de lui-même.

Un homme ordinaire… oui, mais…

Tout ceci, le film le met bien en lumière. Cependant, il insiste surtout sur une opposition : celle d’un individu confronté, après son exploit, à une organisation bureaucratique et impersonnelle qui n’a foi que dans les règlements et dans les calculs des ingénieurs. Eastwood veut nous montrer l’oppression que subit Sully pour mieux faire ressortir le triomphe de l’individu sur l’organisation.

Malheureusement, cette histoire-là est fausse. S’il est vrai que Sully a dû se soumettre à une enquête approfondie, il est faux qu’il ait été persécuté par une bureaucratie aveugle. L’écrivain, journaliste et pilote de renommée internationale William Langewiesche a analysé l’affaire en détail dans un superbe livre publié dès 2009 (Fly by Wire : The Geese, the Glide, the Miracle on the Hudson). Langewiesche a assisté aux séances de la commission d’enquête et a rencontré Sullenberger.

Comme Eastwood William Langewiesche pense que Sully a pris la bonne décision et a effectué une manœuvre techniquement remarquable. Comme Eastwood il dépeint Sully comme un « type bien ». Mais à la différence d’Eastwood, il souligne l’importance du comportement parfait de l’avion dans ces circonstances exceptionnelles. Et surtout, il montre que ni Airbus, ni la commission d’enquête, ni aucun autre acteur n’a cherché à mettre Sully, devenu d’emblée un héros national, en accusation.

Mais n’est-il pas normal qu’un cinéaste torde quelque peu la réalité pour raconter une belle histoire ? N’est-ce pas là le privilège de l’artiste ? Sans doute, même si la question de l’honnêteté se pose lorsque l’œuvre, qui joue sur un registre réaliste, couvre une « histoire vraie » aussi récente et non d’un épisode historiquement lointain.

Le rejet de l’organisation

Le point essentiel ici est d’un autre ordre. Ce que révèle cette distorsion des faits dans le film de Clint Eastwood, c’est le rejet de la nature organisationnelle de notre société. Là où règnent les organisations, il ne veut voir que des individus. Plus exactement, les bons sont les individus, les mauvais sont les organisations. Eastwood rêve d’une société sans organisations. Et le succès d’un film comme Sully (et de nombreux autres) témoigne du haut degré de partage de ce rêve par les membres de nos sociétés, ceux-là mêmes qui demandent – légitimement ! – à voyager et plus généralement à vivre en sécurité.

Car enfin imaginons une société où un pilote aurait pu prendre une décision engageant la vie de 155 personnes sans qu’ensuite on lui demande des explications sur cette décision. Qui d’entre nous monterait dans un avion de ligne en sachant que le pilote peut agir à sa guise sans que personne ne soit en droit de lui demander des comptes ? Qui accepterait de confier sa vie à des personnes affranchies de toute règle ?

Ces temps glorieux du pilote solitaire ne sont plus. Faire voler un avion de ligne n’est pas le résultat d’une action individuelle. C’est le résultat d’une multitude d’actions organisationnelles. Si nous pouvons prendre des avions avec un niveau de risque inférieur à celui que nous acceptons quand nous voyageons en voiture, c’est bien sûr parce que des pilotes compétents sont aux commandes, mais c’est avant tout grâce aux dispositifs complexes que les organisations impliquées (constructeur, compagnie aérienne, contrôle aérien, institutions de contrôle, etc.) ont construits et font fonctionner de manière coordonnée.

Des sociétés d’organisations et non plus d’individus

Et ceci est vrai aussi à propos des trains, des métros, de nos soins de santé, de nos téléphones portables, de notre approvisionnement quotidien, de nos loisirs… C’est un fait, nos sociétés sont des sociétés d’organisations et non plus d’individus. On peut le regretter, mais on ne peut le nier. Et on doit reconnaître qu’il n’y a pas d’autre choix, du moins à moyen terme.

Bien entendu, ces organisations sont elles-mêmes faillibles et imparfaites. Elles sont portées à développer les défauts bureaucratiques bien connus : amour excessif des règles, fascination pour la technologie, méfiance envers les capacités des hommes, ignorance des complexités des situations particulières, etc. Il est normal et sain qu’on les critique à leur tour. Il est naturel aussi que l’employé, le consommateur et le citoyen se défient de la puissance considérable de ces organisations, réclament d’avoir la place qui leur est due et exigent qu’elles ne puissent régner sans partage.

Voilà bien le véritable enjeu : le contrôle de ces organisations et de leur puissance.

C’est pourquoi le film d’Eastwood est mensonger et dangereux. La voie raisonnable n’est pas d’exalter l’individu rebelle et de condamner les organisations, mais de les améliorer pour mieux les maîtriser. La science des organisations existe et a produit, depuis environ un siècle de travaux, un savoir considérable. Pourtant, ce savoir n’est que très peu mobilisé par ceux qui nous dirigent. Quant au grand public, il n’en sait rien ou presque : les programmes d’éducation n’en disent rien et la culture populaire pas davantage.

Quel ordre social ?

Quel ordre social ? Allons plus loin : quel est l’ordre social que soutient le mensonge de ce film ? Eastwood a déjà donné la réponse : il a soutenu Donald Trump. Cet ordre social n’est pas une société libérée des mauvaises organisations, mais une société qui se raconte des histoires. Ce n’est pas une société où triomphe l’individu ordinaire, le « type bien », à l’image de Sully, mais une société où des individus qui, comme Trump, ont su se construire une légende, se servent des organisations pour accroître leur pouvoir et leur richesse. En entretenant la légende de l’individu contre l’organisation, Eastwood pousse Trump derrière Sully. Ce faisant, il trahit Sully, le « type bien ».

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,500 academics and researchers from 4,943 institutions.

Register now