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La Cité internationale de la gastronomie de Lyon, dans le Grand Hôtel Dieu - Plafond du petit dôme. Wikipedia

Débat : Confier des lieux culturels à des acteurs privés, une fausse bonne idée ?

La reconnaissance par l’Unesco au titre du patrimoine immatériel du « repas gastronomique des Français » s’est accompagnée de la nécessité de créer un ou plusieurs centres d’interprétation portant sur cette thématique. Les pouvoirs publics ont décidé de créer quatre lieux différents, à Lyon, mais aussi à Tours, Dijon et Rungis.

Les élus lyonnais ont fait le choix d’une implantation dans le prestigieux hôtel-Dieu, pour un coût de 17 millions d’euros ; et cela, en acceptant de sacrifier son musée d’Histoire de la Médecine (bénéficiant pourtant de l’appellation « Musée de France ») dans le cadre de l’aménagement d’un hôtel de luxe et d’espaces commerciaux. Un choix paradoxal pour un ancien hospice où exerça l’illustre médecin et écrivain François Rabelais.

Un modèle économique fragile

Alors que l’ouverture au public de l’équipement suscitait une certaine déception, les premiers mois d’exploitation ont vu l’accueil de moins de 150 000 visiteurs, dont un grand nombre de groupes scolaires, ne permettant guère d’espérer atteindre une quelconque rentabilité. La crise sanitaire est venue renforcer les fragilités d’un modèle économique fondé sur l’accueil d’importants flux touristiques et accélérer la fermeture – à la demande du prestataire – de la Cité de la Gastronomie. Comment a-t-on pu en arriver là ?

S’inspirer de la gestion privée

À la suite du tournant représenté par l’essor du New Public Management dans les années 1980, nombre de décideurs et d’élus considèrent que la gestion privée est sinon supérieure à la gestion publique, du moins que la gestion publique devrait s’inspirer des préceptes de la gestion privée (concurrence, performance, rentabilité). Dans un tel contexte, les partenariats public-privé ont été promus comme un modèle à suivre, permettant de concilier mission publique et efficacité privée, tout en brouillant les frontières entre les deux logiques d’intervention. Or la pertinence de ces contrats a fait l’objet de critiques de la part de différentes institutions, parmi lesquelles la Cour des comptes européenne et la Chambre des Communes britannique ; le monde académique s’est également saisi de cette question.

Un modèle en difficulté

Dans le champ de la culture et des loisirs, nombreux sont les exemples qui interrogent la pertinence de ce type de montages, qu’il s’agisse des partenariats public/privé (PPP), de la mise en marchés publics d’activités auparavant gérées en interne (médiation, guides, etc.) ou encore des « délégations de service public » (DSP). Ainsi, le PPP ayant conduit à la rénovation du parc zoologique de Paris est peu convaincant. Le musée de la Romanité à Nîmes est géré dans le cadre d’une société publique locale, avec des objectifs élevés de « rentabilité » et la présentation d’expositions très « grand public », un modèle actuellement en souffrance.

La Gaîté Lyrique à Paris se heurte à des difficultés récurrentes, malgré les changements de délégataire. Le musée national de l’Automobile de Mulhouse, qui a pu accueillir plus de 300 000 visiteurs annuels dans le cadre de la gestion associative initiale, n’a jamais dépassé 200 000 visiteurs par an depuis que sa gestion a été confiée à une société privée.

Avertis de ces chausse-trappes, les élus lyonnais ont pourtant opté pour la gestion par DSP (signe que l’institution relève par définition de l’intérêt général), au profit d’une société de service privée, considérée comme la mieux-disante sur deux points : un tarif d’entrée jugé modéré et des prévisions de fréquentation de 300 000 visiteurs annuels. Arguant de « l’expertise de la Métropole dans la gestion des DSP », un vice-président indiquait alors qu’avec une note de 18,2 l’offre retenue était la meilleure car « précise, aboutie et économiquement robuste ».

Avec une entrée à 12 euros ne donnant ni droit à une dégustation (facturée elle-même 12 euros), ni à une visite guidée (7 euros), il était difficile d’envisager une large fréquentation, et moins encore sa fidélisation. Les prévisions de fréquentation pouvaient être considérées comme exagérément optimistes. Dans ces conditions, difficile de postuler a priori qu’un prestataire privé possède nécessairement des compétences en marketing et en communication supérieures à une institution publique (le musée des Beaux-Arts de Lyon accueille plus de 300 000 visiteurs par an et le musée des Confluences plus de 600 000).

Un mode de gestion inadapté au secteur culturel ?

D’une manière générale, nos recherches témoignent de la difficulté du recours à une DSP dans le secteur culturel. La mission de l’établissement étant de nature « éducative », avec des missions scientifiques (ou de recherche) plus ou moins importantes, ce type d’établissement est généralement considéré comme non rentable, à l’instar des bibliothèques ou des conservatoires. En revanche, si l’objectif est d’accueillir un maximum de visiteurs, il est certes possible que le montant des recettes excède le montant des dépenses, mais c’est parce que la fréquentation touristique internationale est très élevée (1,5 M de visiteurs à l’Arc de Triomphe, par exemple, avec 80 % de visiteurs étrangers) et que les dépenses demeurent modestes dans le registre pédagogique ou de l’action culturelle.

Étant entendu par ailleurs que des lieux sans collections sont plus faciles à « rentabiliser » que des établissements tels que les musées, qui doivent faire face à des impératifs spécifiques (réserves, inventaire, récolement, conservation préventive, restauration). Qu’un prestataire privé soit en mesure de verser un loyer et une redevance à un délégant public signifie ainsi que l’objectif de rentabilité prend le pas sur d’autres types de considérations (éducatives, culturelles, sociales, voire même de développement local) et qu’il ne participe pas aux dépenses liées à la conservation des œuvres (comme dans le cas des propriétés de l’Institut de France confiées à des délégataires privés). Ce qui fausse l’appréciation des compétences du délégataire, ipso facto responsable uniquement de ce qui « rapporte », soit directement (billetterie, boutique, espace de restauration…), soit indirectement (expositions temporaires, animations).

Le beurre et l’argent du beurre

Il s’agit donc d’une forme de rentabilité financière que pourraient rechercher les institutions publiques si elles faisaient le choix de s’abstraire de leurs responsabilités scientifiques, éducatives et sociales. Or obtenir un haut degré de ressources propres n’est pas nécessairement le signe d’une bonne gestion de l’établissement. Car, comme dans le cas de plusieurs des propriétés du Centre des monuments nationaux, cela peut aussi témoigner d’un manque d’investissement en termes de valorisation, de médiation, d’interprétation, d’animation des sites et d’intégration dans le territoire.

On remarquera que des pays comme les États-Unis n’ont pas recours à ce type d’expédient, le statut d’institution de droit privé sans but lucratif offrant souplesse de gestion et garantie d’une gestion conforme à l’intérêt général. Dès lors, seul le présupposé d’un manque de qualification du personnel, l’accusation de lourdeur de la gestion publique et la croyance dans la supériorité de la gestion privée à but lucratif peuvent expliquer le recours à la formule de la DSP, pourtant peu adaptée au monde de la culture. (Il en va différemment dans le cas d’une DSP au profit d’une association, de droit privé, mais qui ne relève pas généralement d’un régime de lucrativité).

Le bilan de l’aventure de la Cité de la Gastronomie paraît lourd : versement d’une indemnité au délégataire défaillant ; déficit d’image lié à la fermeture d’un établissement devant concourir à l’attractivité touristique de Lyon ; message d’un manque de rigueur dans la gestion publique ; affaiblissement de la filière lyonnaise de la gastronomie, pourtant investie dans le projet.

Le souhait du chef étoilé Régis Marcon (président du comité d’orientation stratégique de la Cité) que l’établissement « passe sous service public » n’aurait-il pas dû être évoqué dès l’origine du projet ?

Car vouloir à la fois le beurre (l’impact culturel, éducatif, social et touristique), l’argent du beurre (les revenus issus de la DSP) et le sourire de la crémière, n’est-ce pas trop demander, même au pays du truculent Rabelais ?

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