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Quel avenir pour le tourisme culturel en France après la crise du Covid-19 ?

Devant la Joconde, le jour de la réouverture du Louvre, le 6 juillet 2020. La fermeture du musée a entraîné une perte de 40 milllions d'euros. François Guillot/ AFP

La France est une puissance de poids dans le domaine du tourisme culturel du fait de l’importance de ses musées, de ses monuments, de ses sites archéologiques et de ses festivals, aux côtés de ses autres atouts : les plages, les montagnes, les petits villages de caractère, les paysages, l’art de vivre (mode, viticulture, gastronomie, cafés, fêtes…).

Ceci contribue à lui assurer la place enviable de première destination touristique dans le monde, du moins en nombre de visiteurs (elle accueille près de 90 millions de visiteurs étrangers par an), à défaut de l’être en termes de recettes.

Une appréhension extensive de la définition du tourisme culturel, où la culture relève d’une approche large, permet d’estimer à environ 40 % la part des touristes culturels dans les flux touristiques internationaux selon l’OCDE, la Commission européenne et l’OMT (Organisation mondiale du tourisme). Les touristes culturels sont ainsi ceux qui visitent des sites culturels durant leur séjour (monuments, musées, centres anciens, sites archéologiques…) ou bien participent à des événements culturels (concerts, spectacles…).

La France, à l’instar de l’Italie, bénéficie bien sûr d’un très fort attrait culturel auprès de la clientèle internationale, même si ce n’est pas son seul atout.

Ainsi, se pencher sur l’avenir du tourisme culturel, c’est s’intéresser à l’avenir du tourisme en France. Nous souhaitons mettre en lumière à ce sujet des « signaux faibles » détectés dans nos recherches avant la crise du Covid-19, qui pourraient prendre une importance nouvelle pour ce secteur après la sortie de crise.

Une nécessaire remise en cause

Des études prospectives sont régulièrement conduites en Europe et dans le monde. L’une des approches habituelles pour obtenir des scénarios pour le futur repose sur la méthode Delphi. Cette méthode largement employée depuis les années 1950 aide à dessiner les futurs probables sur la base de l’établissement d’un consensus entre les experts interrogés ; mais aussi, depuis une quinzaine d’années, à identifier les divergences d’opinions parmi ces derniers.

Ce type de méthode sert à comprendre ce que les experts rejettent comme tendance et – à partir de là – à élaborer un scénario de rupture sur l’avenir du tourisme culturel.

Nous avons conduit une étude Delphi (en cours de publication) au long de l’année 2019, qui a permis de mettre en évidence l’existence de tendances largement écartées par les experts du tourisme et de la culture interrogés (soit 99 lors d’une première phase d’interrogation ; puis 76 au cours d’une nouvelle interrogation visant la consolidation des bases de consensus entre experts). Il est particulièrement intéressant de noter à cet égard que ceux-ci ne considéraient pas que les pandémies, ou encore une crise économique majeure, puissent affecter durablement le secteur du tourisme.

Il est probable que même si les experts interrogés (des professionnels du tourisme et de la culture, des responsables administratifs, des universitaires, des consultants, des journalistes) étaient conscients de ces tendances, ils ne semblaient guère en mesure d’envisager une remise en cause d’un modèle dominant de développement semblant présenter toutes les garanties de robustesse, compte tenu du fait qu’il n’a cessé de se développer avec succès depuis des décennies.

Dans ces conditions, pourquoi se préoccuper de changer de paradigme au profit de scénarios semblant non seulement peu vraisemblables, mais également risqués et incertains ? Autrement dit, pourquoi se préoccuper de changer si ce qui existe depuis longtemps semble avoir montré sa pertinence et son efficacité, malgré les alertes et les mises en garde de certains experts ?

Pour autant, n’est-il pas nécessaire pour un groupe professionnel – voire indispensable pour sa survie – d’envisager des modèles de développement alternatifs, même si ceux-ci peuvent apparaître comme peu probables, du moins si l’on se place dans l’état d’esprit du « business as usual » ?

Le « Flyskam » ou « honte de prendre l’avion »

S’agissant du tourisme, on peut penser que certaines tendances étaient déjà à l’œuvre avant la crise du Covid-19 et que leur importance devrait encore croître dans le futur. Nos travaux de recherche suggèrent qu’elles reposent sur la notion de vulnérabilité, dans ses différentes acceptions : en l’occurrence des tendances liées au réchauffement climatique, à la réduction de la biodiversité, à l’empreinte carbone excessive, aux migrations forcées, aux phénomènes de surfréquentation, aux pandémies, etc.

L’impact du tourisme sur le réchauffement climatique est désormais pris en compte par les voyageurs. En Suède, par exemple, le mouvement dit du Flygskam (la « honte de prendre l’avion ») milite pour des moyens de transport alternatifs à l’avion afin de réduire les émissions de CO2. Les liaisons aériennes domestiques s’en sont trouvées fragilisées.

Après la pandémie, il y a fort à parier que les facteurs sanitaires seront davantage pris en compte dans le choix des destinations et dans les modalités d’accueil des visiteurs.

Désormais, que ce soit pour des raisons médicales, politiques, économiques, ou militaires, il faudra sans doute, selon des constats à présent largement partagés, envisager une ouverture plus sélective des frontières, ce qui va à l’encontre de la notion traditionnellement véhiculée de « village planétaire ».

S’agissant du tourisme culturel, la crise du Covid-19 fait davantage prendre conscience que les limites en termes de capacité d’accueil semblaient presque atteintes dans des hauts lieux du patrimoine, à l’audience fortement mondialisée.

En France, par exemple, 80 % de visiteurs du château de Versailles étaient étrangers avant la crise sanitaire. La proportion était de plus de 70 % au musée du Louvre.

Dépendance excessive à la clientèle étrangère

Les crises liées au Covid-19 font ainsi apparaître une possible dépendance excessive à l’égard de la venue de clientèles étrangères présentant des risques de volatilité (pour des raisons économiques, de terrorisme ou de pandémie). Voilà qui pourrait remettre partiellement en cause le modèle économique dominant dans les grands sites de tourisme culturel.

Miser sur la clientèle étrangère était pourtant encouragé par les pouvoirs publics, dans l’objectif de limiter l’ampleur des financements publics pour les plus gros établissements muséaux et patrimoniaux, comme le musée d’Orsay ou le château de Chambord.

Le château de Chambord le 22 juillet 2020. Ludovic Marin/AFP

Ce modèle reposait sur un triptyque : augmentation du prix d’entrée ; développement des ressources propres (boutiques, restaurants, location d’espaces, mécénat) ; venue d’un nombre croissant de visiteurs provenant de destinations de plus en plus lointaines (Chine, Inde, Amérique du Sud, etc.). Or chacune de ces sources de revenus pourrait être fragilisée si la crise se prolonge.

Ce faisant, c’est l’idéologie de la croissance sans limites qui est interrogée, alors que le secteur touristique paraissait largement étranger à ce débat, malgré des discussions récentes autour de la notion de surfréquentation (voir les protestations d’habitants à Dubrovnik, Athènes, Prague, Venise, Barcelone… soumis à une pression touristique jugée insupportable en haute-saison).

Recherche de proximité et d’authenticité

La même analyse des « signaux faibles » issue de notre enquête Delphi sur l’avenir du tourisme culturel en France suggère par ailleurs un intérêt croissant pour les valeurs de proximité et « d’authenticité », qui favoriseraient des séjours moins éloignés du domicile et la découverte en profondeur et à un rythme moins soutenu des destinations touristiques.

Il s’agirait ici d’une réappropriation de « son » territoire, notion déjà encouragée par les offices du tourisme qui cherchent à faire des habitants d’un territoire les premiers ambassadeurs de celui-ci ; ce dont témoigne le mouvement des greeters (« hôtes »), à savoir des guides bénévoles ayant à cœur de faire découvrir leur ville « hors des sentiers battus ».

Cette tendance pourrait concourir au développement du tourisme domestique et à l’essor de sites n’étant pas classés, par exemple, au patrimoine mondial de l’Unesco.

Elle pourrait même favoriser la mise en tourisme de territoires qui le sont peu actuellement, car ils n’appartiennent pas aux espaces privilégiés par les visiteurs, tels que Paris, la Côte d’Azur, les châteaux de la Loire, la Provence, le Mont-Saint-Michel, etc. On pourrait donc – à l’image des « locavores », friands des produits locaux et des circuits courts comme les AMAP – assister à l’émergence de touristes explorant principalement leur territoire de proximité, sur un mode proche de l’excursionnisme (qui caractérise un déplacement hors de son domicile mais sans nuitée extérieure à ce dernier).

Ceci n’exclut pas du reste le recours aux outils numériques avant, pendant et après le séjour, même si la réalité virtuelle et les dispositifs immersifs ont montré – malgré leur attrait – un certain nombre de limites.

Voilà autant de mutations déjà à l’œuvre de façon plus ou moins souterraine, qui mériteraient une réflexion en profondeur des acteurs du tourisme français pour leur permettre de répondre au mieux à l’émergence de nouveaux besoins des visiteurs. Car dans le tourisme comme ailleurs, la notion de consommation locale est encore sous-estimée dans la production de services_._

Vers une réorganisation ?

En définitive, peut-être assistons-nous au début de la fin du grand récit de la mondialisation, telle qu’elle s’est construite en particulier depuis cinquante ans, celui de la liberté des échanges, de la consommation des ressources non renouvelables, de la dépendance à l’égard de certains fournisseurs, de la croissance infinie et du sentiment de toute-puissance à l’égard de la nature ?

Cette crise pourrait donner lieu à une réorganisation des activités productives au niveau local et national, sans doute dans le sens plus large d’une régionalisation des flux économiques.

Ce phénomène pourrait ainsi favoriser le développement de flux touristiques accrus à l’intérieur d’une même zone intégrée géographiquement et économiquement (Amérique du Nord, Amérique du Sud, Moyen-Orient, Asie), comme cela est déjà largement le cas en Europe.

Les modèles de tourismes alternatifs se sont certes développés plus lentement que l’émergence de classes moyennes capables d’accéder aux voyages internationaux (en Asie en particulier), qui ont largement contribué à la hausse du tourisme de masse au cours des dernières décennies.

Mais si, selon Pascal, « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre », l’envie immémoriale de voyager pourrait ne pas s’éteindre, car elle repose sur le désir – profondément ancré dans les êtres humains – de la découverte, du dépaysement, de l’évasion et de l’oubli du quotidien. L’homme a assurément besoin de se décentrer. La question est de savoir quel sens il souhaite donner à ce besoin, qu’il est peut-être aussi possible d’assouvir au bout de sa rue.

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