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Débat : Directeur d’école, un métier à part entière ?

Comment faire vivre un collectif sans autorité hiérarchique sur les enseignants ? C'est une difficulté pour les directeurs d'écoles primaires. Shutterstock

Pour reprendre les mots de l’historien Antoine Prost, « l’éducation est un domaine traversé de débats récurrents, où les clivages ne cessent de « rejouer », comme les failles des géologues.

La question du statut du directeur d’école primaire – qui aujourd’hui n’est pas le supérieur hiérarchique des professeurs des écoles, mais leur collègue – en est l’exemple. Sur la scène de l’actualité depuis le suicide de Christine Renon, directrice d’école à Pantin (93), le débat est pourtant séculaire.


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Le désir d’encadrement de l’école primaire est en effet ancien : il a par exemple abouti au XIXe siècle, avec la loi Guizot en 1835, à la création d’un corps spécifique d’inspecteurs, chargé de contrôler l’adéquation des pratiques professionnelles aux directives nationales.

Dans un premier temps la place des directeurs a été reconnue comme un rouage dans la chaîne hiérarchique (loi Goblet, 1886). Cependant, la formation qualifiante, que les enseignants ont l’obligation de suivre dans les écoles normales primaires, leur permet d’acquérir de nouvelles compétences et de nouveaux savoirs. A expertise égale, les adjoints acceptent de moins en moins l’autoritarisme de certains directeurs, et « l’injuste colonisation » de leur espace normatif : la classe.

On assiste alors à une remise en cause « du devoir d’obéissance » et de la légitimité du « pouvoir » directorial et, dès le début du XXe siècle, une véritable campagne publique contre les « directeurs brigadiers » se met en place. D’après l’historienne Mona Ozouf, celle-ci pourrait être l’une des sources du mouvement syndical.

Ainsi, lorsqu’en 1952 le gouvernement en place souhaite la création d’un grade spécifique pour les directeurs, cette proposition est vivement combattue par le Syndicat national des instituteurs et abandonnée.

La contestation la plus connue reste celle menée contre le décret du 2 février 1987 relatif aux fonctions, à la nomination et à l’avancement des maîtres directeurs. L’opposition du syndicat majoritaire est forte, mettant notamment en avant le refus de « calquer l’école sur le monde de l’entreprise ». Ce décret – et avec lui le corps des « maîtres-directeurs » – sera abrogé dès 1989.

« Mode projet » et nouvelles missions

Dans cette histoire résumée à grands traits, on pourrait voir la continuité d’une lutte permanente entre autoritarisme réactionnaire et liberté pédagogique. La question n’est cependant pas si simple, et de profondes mutations sont en cours. Avec l’obligation faite aux établissements scolaires de fonctionner sur le mode projet depuis la loi d’orientation de 1989, le problème se pose différemment.

Nous retrouvons là un référentiel cher au nouveau management public qui prend acte de l’inefficacité d’une gouvernance qui resterait « top-down » : il convient de responsabiliser les acteurs, de valoriser et accentuer le travail partagé parmi les enseignants et par l’ensemble des agents scolaires, voire des partenaires locaux – dont les parents.

Cette intention généreuse, mais qui n’est pas sans contradictions, va bouleverser le rôle des directeurs d’école et les précipiter dans des dilemmes de plus en plus insupportables. A contrario des personnels de direction du second degré, ils ne bénéficient d’aucun statut, ce malgré des référentiels « métier » publiés dans le bulletin officiel du 11 décembre 2014, dans lesquels on constate une quasi-similarité de leurs missions (exemple ci-dessous avec les missions qui touchent au fonctionnement des établissements).

Comparaison entre les référentiels des directions dans le premier et le second degré en ce qui concerne le fonctionnement des établissements (BO du 11 décembre 2014). Author provided

En ce qui concerne les relations avec les enseignants, c’est dans les mêmes termes que le directeur d’école et le chef d’établissement sont censés « animer, impulser et piloter le projet d’école (d’établissement) en y associant tous les acteurs et partenaires de la communauté éducative ». De la même manière, ils doivent susciter « au sein de l’équipe pédagogique toutes initiatives destinées à améliorer l’efficacité de l’enseignement ».

Freins sur le terrain

Quel que soit le bien-fondé théorique de ce « mode projet » appliqué à l’éducation nationale, il se heurte à deux réalités historiquement construites et apparemment contradictoires, qui rendent illusoire son application.

La première difficulté tient au fait que le métier enseignant soit tant centré sur la seule classe. Les observateurs sont depuis longtemps d’accord sur le fait que « le rapport à la classe est tellement privilégié qu’il conduit à protéger l’autonomie pédagogique contre tout regard extérieur » (Dubet, Martucelli, 1996). Le travail collectif est vécu comme superfétatoire, imposé, et en contradiction avec une liberté pédagogique identitaire.

Autre difficulté : quelle que soit la volonté et la valorisation « au sommet » de l’autonomie, et de l’innovation « à la base », là encore, il faut bien concéder que le gouvernement par circulaires descendant progressivement vers le terrain reste un modèle prégnant.

Cette « liberté conditionnelle » annoncée dans les circulaires par l’invitation à « innover et expérimenter » via le projet d’école, semble alors comprise par les enseignants comme une injonction paradoxale du type : « je vous ordonne d’être volontaires pour élaborer librement de manière collective un projet obligatoire sous le contrôle de l’inspecteur ».

Tiraillée entre cette identité nationale centripète et cette volonté de liberté centrifuge, quelle peut alors être la place du directeur d’école ? Sur quelle légitimité (professionnelle) le directeur d’école peut-il s’appuyer pour exercer « le pilotage pédagogique » qui lui est demandé ? A-t-il les moyens (au sens large) d’impulser une réelle dynamique collaborative qui aura une incidence sur le fonctionnement de la classe ?

Le « pouvoir » dans l’organisation scolaire

Cette question des « moyens » est posée de manière tout à fait habituelle en termes budgétaires. C’est bien sûr important. Après une recherche qui nous a permis d’interroger entre autres 2222 directeurs et directrices d’école, nous pouvons affirmer combien l’alourdissement des tâches administratives est une cause de stress permanente.

Revendiquer des décharges plus importantes pour ceux qui n’en bénéficient pas assez est justifié sans doute, tout comme des gains salariaux face à un travail jugé spécifique. S’il est vrai par ailleurs que les situations des directeurs sont très diverses, depuis le directeur sans décharge d’une petite école rurale au directeur déchargé d’une école parisienne, le contexte est loin de tout expliquer. Les problèmes sont beaucoup plus communs qu’on le croit parfois et le clivage entre le directeur et les enseignants bien présent.

Analyse factorielle de correspondances représentant les thèmes abordés sur le choix ou le refus d’un statut des directeurs d’école suivant la fonction occupée. Author provided

Si bien sûr par exemple les difficultés sociales vécues dans certains quartiers rejaillissent sur le travail directorial, elles ne sont pas les seules. La souffrance au travail peut exploser dans d’autres contextes sociaux.

Ne poser le problème des directions d’école qu’en seuls termes de moyens et de contexte, est totalement insuffisant au regard des difficultés vécues. Et ces difficultés ont un nom, un mot presque imprononçable dans le système scolaire : le pouvoir.

Il serait souhaitable de réfléchir réellement à la « gouvernance » que nous souhaitons pour notre école primaire et plus loin pour le système scolaire français. La sociologie des organisations, celle de Crozier et de ses continuateurs, a depuis longtemps remis en question cette définition verticale du pouvoir. Il n’est d’organisation que dans une interaction permanente entre des contraintes formelles et buts informels, c’est-à-dire aussi entre des groupes d’acteurs aux intérêts parfois divergents.

Cependant nous continuons à (ne pas) penser le pouvoir comme une sorte de bête immonde dévorant ceux qui l’approchent ou qui sont sous ses ordres. Dans sa critique même, nous le pensons vertical et du coup le confortons et confortons des positions sociales. L’injonction hiérarchique à la liberté et au travail collectif apparaît dès lors comme une contradiction voire une double contrainte.

Statut et formation

Les directeurs d’école sont les victimes principales de ce « double bind » : faire vivre un collectif qui privilégie en premier une liberté individuelle dans la classe est tâche difficile, voire impossible. Pour autant, la recherche indépendante a bien montré comment l’efficacité d’une école est liée à la qualité de son travail d’équipe, de son climat scolaire, de son style de direction, démocratique et non autoritaire.

Cette efficacité concerne aussi bien les apprentissages scolaires eux-mêmes que la lutte contre la violence et le harcèlement, ou encore le bien-être des élèves et du personnel.

La légitimité actuelle du directeur d’école ne repose pas sur un statut clair, elle n’est pas instituée : elle repose donc sur son seul charisme, son « leadership », ce qui ne peut aboutir qu’à des dérives psychologisantes parfois dramatiques tant cette légitimité très restreinte accélère les conflits prétendument d’équipe et les remises en cause individuelles. Elle fragilise l’organisation, comme elle fragilise les personnes.

Le fameux « statut » des directeurs est sans doute nécessaire comme gage de reconnaissance, mais il ne sera pas en soi suffisant sans un véritable aggiornamento idéologique où l’on ose enfin poser la question du pouvoir hors de la classe et dans la classe.

La légitimité n’est pas forcément hiérarchique : elle doit passer par la reconnaissance d’un vrai métier, auquel former de vrais directeurs, dont on ne limitera pas le rôle au « sale boulot » dont personne ne veut et auquel trop souvent on les cantonne : les tâches matérielles, le maintien de l’ordre et la gestion des conflits dont ils sont trop souvent eux-mêmes les victimes.

Cela n’est pas l’affaire du seul « ministre » et de son administration centrale : c’est aussi un débat global impliquant la reconnaissance par les enseignants eux-mêmes d’une fonction nécessaire comme des personnes qui en sont chargées.

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