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Débat : Non, l’objectif de neutralité carbone pour 2050 n’est pas un recul

La première source d’émissions de gaz à effet de serre agricoles résulte de la digestion des bovins. Stijn te Strake/Unsplash

L’accord de Paris fixe, à son article 4, l’objectif d’atteindre avant la fin du siècle la neutralité carbone. En équilibrant les flux bruts d’émission de gaz à effet de serre et la capacité d’absorption du CO2 par l’océan et la biosphère, une telle neutralité stabilise le stock de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. Car c’est bien l’augmentation de ce stock qui réchauffe la planète.

Le rapport spécial du GIEC, paru en octobre 2018, indique que cette neutralité doit être atteinte dès 2050 pour conserver deux chances sur trois de limiter le réchauffement à 1,5 °C d’ici la fin du siècle. C’est pourquoi cet objectif est en train de s’imposer partout dans l’Union comme le nouvel horizon des politiques européennes.

En France, il a été introduit en 2018 dans la stratégie nationale bas carbone, sous l’impulsion de Nicolas Hulot. Le gouvernement s’apprête à l’introduire dans la loi, en substituant cette cible à celle du « facteur 4 », qui guidait notre politique climatique depuis une dizaine d’années. Certains y ont vu un recul. L’objectif de neutralité carbone est pourtant bien plus ambitieux que le facteur 4.

Carbone fossilisé et carbone vivant

Pour viser la neutralité carbone, il faut en premier lieu radicalement transformer un système énergétique reposant à 80 % sur trois sources fossiles : charbon, pétrole, gaz. Vingt ans, c’est peu pour y parvenir ! Mais imaginons que les Terriens réalisent une transition énergétique inouïe et, qu’en 2050, le système énergétique n’émette plus une seule tonne de CO2. Supposons également que les émissions liées aux procédés industriels aient été supprimées.

Aurions-nous pour autant atteint la neutralité carbone ? Rien n’est moins sûr, car il subsisterait les rejets de gaz à effet de serre liés à l’agriculture, la forêt et la gestion des déchets organiques, qui comptent pour plus du quart des émissions mondiales, comme le rappelle le cinquième rapport du GIEC.

Ces activités ont en commun d’intervenir sur le cycle du « carbone vivant » produit par la photosynthèse, à l’origine des chaînes alimentaires. Ici, les émissions ne proviennent que secondairement des rejets de CO2 provoqués par la combustion d’énergie fossile : elles sont composées de méthane et de protoxyde d’azote, principalement rejetées par l’agriculture, et du déstockage de CO2 provoqué par la déforestation et le retournement ou l’érosion des sols.

Pour viser la neutralité carbone, il faut donc traiter à la fois le carbone fossilisé du système énergétique et le carbone vivant des chaînes alimentaires et de la forêt.

CDIAC/NOAA-ESRL/Le Quéré et al 2017/Global Carbon Budget 2017

Au cours de la dernière décennie, l’océan et la biosphère ont capturé chaque année de l’ordre de 20 milliards de tonnes de CO2 alors que les activités humaines en rejetaient un peu moins de 40. Aux ajustements près, le solde s’est accumulé dans l’atmosphère. Si on ne considère que le CO2, les rejets liés aux changements d’usage des sols ont amputé de près de 45 % la capacité du puits de carbone terrestre (4,9 sur 11,2). Si l’on prenait en compte l’ensemble des émissions de l’agriculture, le bilan s’inverserait, le puits de carbone terrestre devenant légèrement négatif.

L’enjeu de l’utilisation des sols

À l’échelle internationale, le principal changement d’usage des sols affectant le cycle du carbone concerne la déforestation tropicale à l’origine, chaque année, d’un déstockage de CO2 de l’ordre de 10 % des émissions mondiales toujours d’après le GIEC.

La cause dominante de ce rejet massif est le mitage de la forêt provoqué par l’extension des cultures et de l’élevage. Pour lutter contre la déforestation tropicale, il faut donc agir sur ses causes agricoles, à l’image du Brésil où le rythme de la déforestation a été réduit par plus de deux en freinant les cultures de soja et l’élevage bovin en Amazonie.

La capacité de la biosphère à stocker le carbone dépend aussi de la façon dont les agriculteurs et les éleveurs utilisent le sol : la prairie permanente, les haies, les cultures intercalaires contribuent au stockage du carbone dans le sol ; l’érosion de terres nues, le labour, l’excès de produits chimiques le vident de sa matière vivante en rejetant du CO2.

Là où les sols sont très dégradés et pauvres en matière vivante, il y a un potentiel considérable de stockage de CO2 si l’on parvient à inverser la tendance grâce à des pratiques agricoles adaptées. Ce potentiel est particulièrement élevé en Afrique, dans les zones sahéliennes et semi-arides où la restauration des sols agricoles permettrait également de lutter contre l’insécurité alimentaire.

L’initiative « 4 pour 1000 » lancée fin 2015 pourra y contribuer si elle se traduit en réelles actions de terrain.

À l’opposé, là où les sols sont déjà saturés en CO2, par exemple dans les tourbières en forêt indonésienne, le potentiel de stockage supplémentaire est inexistant. La stratégie efficace consiste à protéger ces milieux naturels pour y conserver le carbone accumulé.

L’objectif de neutralité en France

L’enjeu de l’agriculture et du mode d’usage des terres ne concerne pas que des pays lointains.

D’après les estimations du CITEPA, notre pays a émis en 2017 un peu plus de 460 Mt de CO2eq. L’agriculture et la gestion des déchets en ont rejeté 96 Mt sous forme de méthane et de protoxyde d’azote ; l’agriculture et la forêt en ont simultanément retiré 36 Mt de l’atmosphère, principalement grâce à la croissance des arbres dans les forêts.

Imaginons que les émissions liées au carbone fossile et à l’industrie tombent à zéro. À niveau inchangé, le puits de carbone national absorberait moins de 40 % des émissions liées au carbone vivant (36 sur 96). On serait encore loin de la neutralité carbone. Pour s’en approcher, on peut réduire les émissions brutes, mais aussi accroître la capacité du puits à pomper le CO2 dans l’atmosphère.

Contributions agricoles au puits de carbone

En France, les concurrences sur l’usage des sols ne se focalisent pas sur les fronts de déforestation comme dans les pays tropicaux. Elles résultent de l’artificialisation des sols (extension de l’habitat, des routes, des bâtiments agricoles, des parkings, etc.) qui grignotent chaque année de l’ordre de 50 000 hectares d’après l’inventaire national, principalement au détriment des terres agricoles.

La superficie boisée augmente lentement et constitue le moteur principal du puits de carbone stockant le CO2 atmosphérique. Mais la croissance de ce puits n’est pas automatique et peut même s’inverser (voir ci-dessous). À l’horizon 2050, elle pourrait ainsi être contrariée par les effets perturbateurs du changement climatique et par l’intensification des prélèvements d’arbres pour des usages énergétiques.

Chaire Économie du climat (à partir des données CITEPA), CC BY

Le graphique représente l’estimation du puits de carbone sur le champ géographique SECTEN qui n’intègre pas la Guyane. Le puits de carbone est représenté comme une « émission négative ». Son évolution sur la période 1990-2016 résulte principalement des variations du puits forestier et des changements d’usage des terres au sein de l’agriculture (diminution des prairies et cultures permanentes au profit des grandes cultures). Les effets des autres changements des pratiques agricoles n’y apparaissent que marginalement.

Jusqu’à la fin des années 1990, l’agriculture a procédé à des conversions massives de prairies et de vergers en terres cultivées annuellement, souvent débarrassées de leurs haies et de tout autre couvert végétal. Durant cette période, l’agriculture a perdu de sa capacité à retenir le carbone dans les sols.

La réforme de la Politique agricole commune (PAC) a depuis réduit les incitations productivistes et développé une panoplie de mesures agro-environnementales qui favorisent le stockage du carbone dans les sols : restauration du couvert végétal, cultures intercalaires, incitation au non-labour, réduction des intrants chimiques… Ces incitations ont freiné le déstockage de carbone par l’agriculture, mais sont loin de l’avoir transformé en puits net de carbone.

Les voies de réduction des émissions agricoles

Première source d’émission de méthane et de protoxyde d’azote (les deux principaux gaz contribuant au réchauffement après le CO2), l’agriculture est à l’origine d’un cinquième des émissions françaises. Depuis 1990, ses émissions ont légèrement baissé mais n’ont pas connu de décrochement comparable à celui observé depuis 2005 pour les autres secteurs (voir ci-dessous).

Les agriculteurs sont parvenus par des changements de pratiques à freiner ces émissions, mais à la marge seulement. Pour se rapprocher de la neutralité carbone, l’agriculture devra opérer des mutations plus radicales en suivant une approche systémique ; cette démarche vise à réduire simultanément les émissions et accroître la capacité d’absorption du carbone dans les sols.

Chaire Économie du climat (à partir des données CITEPA), CC BY

Les émissions agricoles sont composées à près de 80 % des rejets de méthane des ruminants et du protoxyde d’azote résultant de la fertilisation des sols. Le reliquat provient du CO2 émis lors de l’utilisation d’énergie fossile par les agriculteurs et des émissions des effluents d’élevage avant leur épandage au champ. Les émissions de l’agriculture sont corrélées à l’activité : leur baisse entre 1990 et 1995 résulte de la mise en place des quotas laitiers. Depuis 2000, elle résulte de gains d’efficacité en matière de fertilisation. Les émissions des autres secteurs semblent décrocher à partir de 2005.

La première source d’émissions agricoles résulte de la digestion des bovins qui émet du méthane. Pour la limiter, on peut viser une réduction drastique de la consommation de viande bovine et du cheptel. Mais il faut alors savoir comment valoriser les prairies permanentes, l’une des composantes les plus intéressantes du puits de carbone agricole… On peut aussi limiter les rejets de méthane en intégrant du lin dans la ration alimentaire des vaches. Là encore, l’impact indirect sera une conversion de prairies en terres cultivées. Pour intégrer l’élevage bovin dans la transition bas carbone, il faut tenir compte de l’ensemble des paramètres du système.

Autre illustration : les débouchés énergétiques dont l’intérêt doit être évalué de façon globale. Ainsi, le bilan des biocarburants de première génération est contrarié par les émissions des cultures pratiquées à l’amont, dont l’extension serait en plus de nature à déstocker le carbone des sols. Les perspectives du biogaz sont plus prometteuses car l’utilisation énergétique des effluents d’élevage permet de réduire leur empreinte carbone, sans dommage sur les sols.

L’approche systémique n’apporte aucune solution toute faite et doit être conduite à l’échelle locale où sont testées les filières courtes d’approvisionnement, le potentiel de valorisation des produits bio ou la contribution de l’agriculture à la fourniture locale d’énergie bas carbone. Pour tirer tout le parti de ces expérimentations, il faudrait décloisonner la PAC, à l’occasion de sa prochaine réforme, et la coordonner avec les actions mises en œuvre pour atténuer le changement climatique et protéger la biodiversité.

Au total, viser la neutralité carbone accroît l’ambition de la politique climatique. Une telle neutralité implique de réduire les émissions brutes de gaz à effet de serre plus rapidement que ne l’exigeait la cible du « facteur 4 ». Elle implique simultanément qu’on veille, via la protection de la biodiversité, à accroître la capacité d’absorption du CO2 par le milieu naturel.

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