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Débat : peut-on « faire nation » sans sortir des logiques d’humiliation ?

Orange, Emmanuel Macron et le ministre de l'Éducation Gabriel Attal lors d'une visite au lycée professionel l'Argensol le 1er septembre. Ludovi Marin/AFP

« Faire nation » : l’expression a été martelée comme le nouveau « chantier » du président de la République, selon ses mots, lors d’un entretien donné au Point fin août, et en réponse aux émeutes qui ont suivi la mort du jeune Nahel à Nanterre au début de l’été.

Pour Emmanuel Macron, cette expression se rapporte d’abord à l’apprentissage de la langue, la transmission des valeurs, le retour de l’autorité du maître à l’école (sujet régalien), mais aussi l’intégration par le travail. Du point de vue historique, ce « faire nation » correspond à la volonté de faire concorder une forme politique (république, royaume, empire) avec un territoire et une population composite qui doit partager une même culture (la langue, des valeurs, un récit historique) et obéir à des règles communes.

Le président veut faire de l’école son domaine réservé, une institution cardinale de la fabrique nationale (« cette refondation nationale passe par l’école »), et propose de refonder les programmes d’histoire : « L’histoire doit être enseignée chronologiquement » affirme-t-il.

Sur ce dernier point, il renoue avec les vieilles antiennes sur la chronologie qui nourrit depuis plus de 40 ans des débats récurrents et toujours déconnectés du terrain sur l’enseignement de l’histoire, en méconnaissant le contenu des programmes et les pratiques enseignantes qui se fondent bien sur des séquences chronologiques, et ce du premier degré, dès le cycle 2, jusqu’à la terminale. On constate ainsi qu’en 2023, si les autres disciplines scolaires sont tenues d’intégrer les acquis de la recherche dans l’enseignement, la discipline de l’histoire reste un cas à part, la « connaissance » de l’histoire étant située par Emmanuel Macron dans une finalité civique toute nationale.


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Polarisation sur la laïcité

Cette « refondation nationale » passe aussi par la laïcité à l’école comme l’a montrée l’interdiction du port de l’abaya et du qamis dans les établissements scolaires publics. La décision du nouveau ministre de l’Éducation Gabriel Attal s’appuie sur la loi du 15 mars 2004 portant sur l’interdiction des signes ostensibles religieux à l’école comme la kippa, la grande croix ou le voile musulman.

Le port des abayas a pris un tournant politico-médiatique de forte ampleur, malgré le fait que ce phénomène soit présenté comme très minoritaire au regard des 12 millions d’élèves en France.


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Le ministre a annoncé cette interdiction en interprétant ce port de vêtement par des élèves comme « un geste religieux visant à tester la résistance de la République », mais un certain nombre de personnels dans des académies avaient pu exprimer des difficultés sur le terrain pour caractériser la motivation religieuse des élèves portant des abayas.

Comprendre l’éducation à la laïcité

Une demande de consignes claires avait été formulée auprès de l’État par des acteurs éducatifs, notamment les syndicats des personnels de direction à qui il revenait d’apprécier au cas par cas les situations. Cette question entraînait des tensions et des divergences d’interprétation au sein des équipes pédagogiques. L’interdit du prosélytisme religieux dans l’espace scolaire doit être posé comme un principe éducatif de la laïcité alors que les élèves sont des citoyens en construction, comme leur libre arbitre.

Pour autant, le risque de voir la laïcité se circonscrire à une série d’interdits visant des élèves musulmans est réel. Or l’éducation à la laïcité mise en œuvre à l’École de manière de plus en plus forte, en particulier depuis les années 2010, n’a pas pour vocation à statuer sur la conduite des seuls élèves musulmans, ce qui aurait pour effet délétère de certifier « un problème musulman en France ».

Cette éducation à la laïcité dans le domaine scolaire engage par conséquent un enjeu pédagogique pour tous les acteurs éducatifs. Il s’agit d’éviter un discours polarisé sur l’islam, de rappeler le principe de laïcité autour de la liberté de conscience (croire ou ne pas croire), de pratiques religieuses autorisées au sein de l’espace public (en différenciant l’école de l’espace public), et enfin de la neutralité de l’État qui prescrit une égalité de traitement entre les croyants de différentes religions que ce principe protège.

Cet enjeu éducatif et pédagogique de la transmission scolaire de la laïcité pour faire nation se révèle aujourd’hui aussi délicat que nécessaire. En effet, nombre de familles musulmanes ressentent un déficit de reconnaissance notamment de la part de l’institution scolaire. Par ailleurs une étude d’opinion auprès de lycéens a montré en 2021 qu’une majorité d’entre eux approuvent le port de vêtements religieux à l’école (bien au-delà des élèves musulmans) et que les lois sur la laïcité sont jugées discriminatoires envers les musulmans par 37 % d’entre eux.

Un profond malentendu

Cette priorité pédagogique pour construire une laïcité républicaine avec les musulmans et non pas contre eux dès l’École est d’autant plus indispensable que les différents attentats terroristes commis en France ont pu établir des clivages en ce sens. Notre enquête sur les réactions aux attentats de 2015 dans le monde scolaire – réalisée dans le cadre du programme de recherche 13-Novembre – montre que le « nous-Charlie », qui s’est affirmé avec force à travers la somme des « je suis Charlie » pour affirmer le rassemblement de la nation face aux attaques des journalistes de Charlie Hebdo, a provoqué un malentendu aux effets délétères.

Lors du rituel scolaire de deuil national, la réticence d’élèves musulmans à se reconnaître dans le « je suis charlie » a impacté les minutes de silence observées à l’école en mémoire des victimes dans le cadre d’un deuil national. Le référent national symboliquement mobilisé avec l’attentat de Charlie Hebdo a eu pour conséquence que certaines de ces réticences ont été perçues par les médias et les politiques dans les jours et les mois suivants comme une manifestation de sédition à l’égard de la nation.

Pour un certain nombre d’élèves musulmans, la question n’était pas de défier la nation mais de se positionner comme ils le pouvaient dans un rituel qu’ils ont pu interpréter comme la manifestation d’une adhésion aux caricatures de Charlie Hebdo sur le prophète musulman qui les choquaient, les mettant ainsi dans un conflit de loyauté extrême entre leur sensibilité religieuse et l’adhésion demandée à la communauté nationale pour faire bloc contre l’attentat. Les équipes éducatives ont été très précieuses alors pour dialoguer avec eux afin de dissiper le malentendu, quand la réaction politique à ces réticences n’a fait qu’approfondir le sentiment d’une incompatibilité entre « faire nation » et leur sensibilité religieuse.

L’accusation

Notre enquête montre également que dans certains établissements, des enseignants perçus comme musulmans (par leur nom, leur physionomie) ont vécu des scènes humiliantes dans les jours qui ont suivi l’attentat en étant assignés par leurs propres collègues au groupe « musulman » qui les impliquait, bien malgré eux, dans les actes terroristes. Pire, une enseignante assignée comme musulmane a dû faire face à des dénonciations calomnieuses d’un parent d’élève l’accusant d’apologie de terrorisme auprès de la direction de l’établissement, comme nous l’analysons dans un article à paraître, L’École post-attentat 2015 : des acteurs scolaires face au discours de crise de l’intégration et du « problème musulman ».

Un roman inspiré d’une histoire vraie. Une professeure de philosophie est mise à pied suite à une accusation d’apologie du terrorisme après les attentats de Charlie Hebdo. JCLattes

C’est ce dont témoigne Aïcha Béchir dans son roman L’accusation qui vient de paraître. La professeure de philosophie nous invite à questionner ce « nous-Charlie » qui a ouvert une brisure pour certains musulmans vis-à-vis de la nation française en janvier 2015, et à retisser un « nous » national en sortant de la défiance et des logiques d’humiliation qui entraînent le repli identitaire.

Cette question des humiliations symboliques ou physiques s’est rejouée de manière dramatique avec la mort du jeune Nahel à Nanterre tué par un policier à bout portant dans le cadre d’un contrôle routier.

Le projet présidentiel de « faire nation » mérite par conséquent une autre approche suite à cette mort violente du 27 juin à Nanterre, largement occultée par les émeutes et l’urgence du retour à l’ordre public, qui soulevait de nouveau de manière dramatique la question des pratiques discriminatoires de la police à l’égard des jeunes des quartiers populaires.

Comme l’écrit Sébastian Roché les « contacts ordinaires avec des policiers, faits de peur et d’humiliation » minent le contrat social républicain et défait la nation depuis maintenant des décennies.

Un vocabulaire extrêmement grave

Nous commémorerons dans quelques semaines les 40 ans de la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 qui est née d’une violence policière à l’égard de Toumi Djaïdja, jeune issue de l’immigration coloniale vivant dans le quartier des Minguettes à Vénissieux, grièvement blessé par balle par un gardien de la paix.

Agence IMMédia, YouTube, affaire dite des « Minguettes », 1983.

Or, comme le rappelle l’historien Emmanuel Blanchard, il faut pouvoir aborder ce que recouvrent ces pratiques de contrôle. Pour lui, ce maintien de l’ordre de la population des quartiers populaires issus de l’immigration postcoloniale est hérité des pratiques coloniales où le corps du colonisé (noir ou arabe) est soumis à des violences dérogatoires autorisées par la hiérarchie.

Pour (re)faire nation, c’est toute une formation au sein de la police qui doit être mise en place en urgence pour faire évoluer les pratiques et les relations avec les habitants, plutôt que de maintenir des logiques d’humiliation envers des populations disqualifiées, voire déshumanisées.

Car les mots utilisés par certains syndicats de police pendant les émeutes ont profondément interrogé. Un communiqué de presse public le 30 juin 2023 appelait ainsi « au combat contre ces nuisibles », déclarant « nous sommes en guerre » ». Ces termes pour évoquer les participants aux émeutes (« ces nuisibles » ) relèvent d’un vocabulaire totalitaire extrêmement grave qui n’a valu aucune condamnation de la part du ministre de tutelle Gérard Darmanin.

Le déni de l’État envers ces logiques d’humiliation – par les mots et les actes – dans les opérations de contrôle et de maintien de l’ordre de policiers valide ainsi des expériences sociales qui défont au quotidien la nation.

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