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Les députés européens pendant un vote à Strasbourg, le 23 avril 2024. Frédéric Florin/AFP

Décider dans l’Union européenne : une valse à trois

L’Union européenne est une organisation internationale à part, qui défie les concepts classiques du droit international. Pas à pas, elle a rassemblé États et citoyens au sein d’une même maison, avec ses propres règles. Les règles du logis organisent aujourd’hui une valse à trois permettant l’expression des sensibilités des États membres, des citoyens, et de l’Union en tant que personnalité indépendante. Cette danse trouvera un nouveau mouvement avec les élections européennes du 6 et 9 juin 2024.

L’exemple de l’Accord économique commercial global (AECG, également connu sous le sigle anglais de CETA pour Comprehensive Economic and Trade Agreement) permet de mieux comprendre le fonctionnement du processus législatif communautaire.

Le rejet de la ratification de l’AECG, ou ne pas vendre la peau de l’ours…

L’AECG est un accord de libre-échange signé par l’Union européenne et ses États membres d’un côté, et le Canada de l’autre. Il est dit de « nouvelle génération » car il ne se limite pas à baisser les droits de douane : il réglemente également les investissements et la passation de marchés publics, ouvre les marchés de services, traite en matière de propriété intellectuelle, etc.

Cet accord trouve de nombreux soutiens parmi les partisans du libre-échange, qui y voient l’occasion d’approfondir les relations commerciales entre l’Union et le Canada, et l’interconnexion de leurs marchés. Cependant, il connaît aussi des détracteurs. Ceux-là critiquent son impact environnemental et sanitaire. Est notamment visée la concurrence des produits d’agriculture canadiens, dont les contrôles de conformité aux exigences de l'Union ne sont pas toujours satisfaisants.

Manifestation contre l’AECG/Ceta devant le Parlement européen à Strasbourg, le 15 février 2017. Alexandros Michailidis/Shutterstock

Le rejet de la ratification de l’AECG par le Sénat français, le 21 mars dernier, illustre une fois de plus que, dans l’UE, il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Bien qu’il ait été signé le 30 octobre 2016 par l’Union et, à l’époque, ses 28 États membres, l’AECG n’a pas encore été ratifié par toutes les parties. Si la Croatie, le Danemark, l’Espagne ou encore l’Estonie ont ratifié l’accord, la ratification de la Hongrie, de l’Irlande, ou de la Grèce, entre autres, manque encore.

Un accord pas encore entièrement ratifié mais déjà partiellement appliqué

Cela retarde sa pleine entrée en vigueur. En effet, la signature ne constitue qu’un acte d’authentification ; c’est l’accomplissement par les parties des procédures internes obligatoires – la ratification – qui fait entrer en vigueur le traité international. Pour autant, certaines dispositions de l’AECG sont déjà appliquées provisoirement depuis le 21 septembre 2017. Sont concernés principalement les domaines qui relèvent de la compétence de l’Union, comme la politique commerciale commune. Ainsi, ont été drastiquement réduites les barrières à l’échange, qu’elles soient tarifaires ou non. Par exemple, les droits de douane sont largement supprimés et la reconnaissance de certaines qualifications professionnelles mise en place, comme pour la profession d’architecte.

La possibilité d’une application provisoire si large malgré l’absence de ratification de toutes les parties est rendue possible par la nature subtile de cet accord. En vertu du principe d’attribution, l’UE ne peut agir (ici, conclure un accord) que dans le cadre des compétences qui lui sont conférées. La signature et la ratification des États membres restent nécessaires pour les domaines qui leur appartiennent exclusivement. Ainsi, ce type d’accord « mixte » est fondé sur une double légitimité. Elle provient à la fois de l’Union et de ses États membres. Elle se manifeste par les signatures combinées des États membres rassemblés au sein de l’Union d’une part, et séparément d’autre part ; une signature pour les gouvernements, une autre pour l’Union. Cet accord a donc la particularité d’être approuvés par les gouvernements et les représentants des citoyens deux fois.

La première, dans le cadre d’une procédure interne à l’Union, avec le vote du Conseil de l’UE et l’approbation du Parlement. C’est la réalisation de cette partie qui a permis à l’AECG d’entrer en vigueur de manière provisoire et partielle.

La seconde est au niveau national. Après avoir été signé par les gouvernements, il est nécessaire de faire ratifier l’accord par les Parlements nationaux pour obtenir son application entière et définitive.

Cette étape peut constituer une véritable épreuve pour les gouvernements nationaux. En effet, ici, les exécutifs présentent ces textes à des Parlements qui ne leur sont pas nécessairement favorables. Cette difficulté a trouvé deux illustrations dans le cadre de la procédure de ratification de l’AECG. Tout d’abord, la Chambre des Représentants chypriote a refusé la ratification le 18 août 2020 ; le 21 mars 2024, en France, c’est au sein du Sénat, et en opposition à l’approbation de l’Assemblée nationale du 23 juillet 2019, que la ratification de l’accord est rejetée.

La conséquence de ces rejets demeure indéterminée. Pour qu’ils entraînent la suspension de l’application provisoire de l’AECG, il est nécessaire que ces rejets soient notifiés à la Commission par les gouvernements. Par cette notification, ces derniers signifient qu’ils n’ont plus l’intention de faire ratifier l’accord par leurs Parlements. Cependant, rien ne les oblige à notifier. La balle est donc dans le camp des gouvernements chypriote et français. Pour aussi anti-démocratique que cela puisse paraître, il est important de relativiser.

La majeure partie des dispositions provisoirement applicables sont celles qui relèvent de la compétence exclusive de l’Union. Cela signifie qu’elle aurait pu les négocier individuellement, sans avoir besoin du concours des Parlements nationaux. Les gouvernements nationaux, réunis au sein du Conseil de l’Union européenne, auraient alors agi au nom de l’Union.

Ici réside l’intérêt des gouvernements – et, par extension de l’Union – de s’assurer qu’un accord demeure dans le domaine de compétence exclusive de l’UE. De tels accords ne nécessitent pas de fastidieuses procédures nationales de ratification. Ces accords signés par l’Union seule sont légion. Entre autres, il existe un accord entre l’Union et les États-Unis en matière de concurrence, un accord entre l’Union et la République de Madagascar en matière de pêche durable, etc. L’exclusivité de la compétence de l’Union est justifiée par le choix des États membres de lui avoir transféré ces compétences.

De plus, dans cette procédure communautaire, la voix des citoyens reste portée par une institution : le Parlement européen. En effet, notamment pour les domaines qui relèvent de la procédure législative ordinaire, l’approbation du Parlement européen est nécessaire pour conclure l’accord.

Légiférer dans l’Union, un problème à trois corps

Le Parlement européen trouve dans le système décisionnel de l’UE une place de choix. Il est colégislateur dans le cadre de la procédure ordinaire, c’est-à-dire pour environ 80 % de la législation européenne.

Dans cette procédure, le concours de différentes entités est requis, et parfois de manière répétée. Ces différentes entités représentent les gouvernements, les citoyens et l’Union européenne en tant qu’organisation internationale.

Le Conseil de l’Union rassemble et représente les gouvernements. Il est colégislateur avec le Parlement européen, qui représente les citoyens. La Commission représente, elle, les intérêts de l’Union. Dans cette tache, elle dispose du pouvoir de proposer des législations. L’adoption de la majorité de la législation européenne est donc un problème à trois corps.

De ce fait, les élections européennes présentent un intérêt majeur pour les citoyens. Elles leur permettent de s’assurer que leurs opinions soient prises en compte dans un système juridique où les gouvernements des États membres disposent toujours, bien que cela soit parfois nié, de leur mot à dire dans l’édiction de la législation. Seulement, l’importance individuelle des États membres est diminuée par un vote à la majorité « qualifiée ».

Celle-ci est atteinte quand 55 % – soit 15 sur 27 – des États membres ont exprimé un vote favorable et que ces États représentent au moins 65 % de la population totale de l’UE. En conséquence, il arrive que certaines mesures soient adoptées contre l’avis de certains États. Cela avait été le cas pour le règlement dit « conditionnalité ». Conçu en réaction aux atteintes à l’indépendance des juges en Pologne et en Hongrie notamment, ce règlement avait été adopté au grand dam de ces deux États, qui avaient voté contre.

Cela augmente d’autant l’importance du vote pour le Parlement européen, lui qui porte systématiquement la voix des citoyens. Par l’entremise des eurodéputés et à la suite des élections européennes, les partisans du gouvernement voient leurs opinions être défendues deux fois : à travers les représentants des gouvernements au Conseil, ainsi qu’à travers leurs élus. À l’inverse, les électeurs insatisfaits de leurs gouvernements sont ceux qui trouvent le plus d’intérêt à voter à ces élections. C’est pour eux l’occasion de porter au Parlement européen des partis opposés à leur gouvernement. Enfin, pour relativiser une fois de plus la thèse selon laquelle l’Union est une entité déconnectée des intérêts nationaux, il faut ajouter que certaines législations européennes sont adoptées sous la forme très particulière de « directive ». Cet outil ne fournit que des objectifs à atteindre et laisse les États libres du choix des moyens utiles à leur mise en œuvre.

La Commission européenne tient de ses attributions le rôle d’administrateur en chef de l’Union. Elle est en charge de mettre en œuvre les choix des gouvernements et des représentants des citoyens européens, ainsi que de proposer des législations.

Le cas de l’AECG est représentatif des jeux de pouvoir au sein de l’Union. Si la Commission, seule instance purement communautaire, négocie l’accord, le choix final n’en appartient pas moins aux États membres. Ce choix s’exprime par la voix des gouvernements, et par celle des citoyens au sein des Parlements. Finalement, le fonctionnement de l’Union européenne est bien souvent le résultat d’un problème à trois corps – les gouvernements nationaux, les citoyens de l’Union européenne, et l’Union européenne en tant que telle.

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