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Derrière « Lettre à Franco », la guerre mémorielle qui déchire l’Espagne

L’écrivain Unanumo, interprété par Karra Elejalde, dans Lettre à Franco. Teresa Isabi

Sorti en Espagne à l’automne dernier, Lettre à Franco est entré dans les salles de cinéma françaises le 19 février. Alejandro Amenábar, dont l’histoire familiale est marquée par les coups d’État de Franco puis de Pinochet, s’est plongé pour ce nouveau long-métrage dans les prémices de la guerre civile espagnole, qui éclata le 18 juillet 1936. Ce conflit fratricide opposa trois ans durant les rebelles, franquistes appelés aussi nationaux, aux républicains.

Le 25 janvier dernier à Malaga, cette coproduction hispano-argentine a raflé cinq récompenses lors de la cérémonie des Goya 2020 : meilleure direction de production, meilleurs décors, meilleurs costumes, meilleurs maquillage et coiffure, et enfin meilleur acteur dans un second rôle pour Eduard Fernández dans le rôle du général José Millan Astray.

Cette nouvelle mise en récit de la guerre d’Espagne reflète parfaitement les luttes de mémoire qui font rage aujourd’hui autour de ces pages de l’histoire du pays.

Deux Espagne à travers deux portraits

Le réalisateur a choisi d’incarner ces fractures à travers l’opposition entre deux hommes : le célèbre écrivain Unamuno, alors recteur de l’université de Salamanque, à la fin de sa vie, et le Général Franco, resté au pouvoir jusqu’à sa mort le 20 novembre 1975. Ces deux portraits dépeignent finalement deux mondes, celui de la violence et des armes face à celui de la raison et des lettres.

Ces deux mondes se rencontrent lorsque Unamuno affiche dans un premier temps son soutien au coup d’État franquiste dans une déclaration publique, en septembre 1936, en pariant que le régime militaire restaurera l’ordre dans le pays. Cet intellectuel conservateur et catholique, avant tout libéral et adhérent au parti socialiste, s’était pourtant opposé à la dictature d’Antonio Primo de Rivera entre 1923 et 1930.

À travers la complexité du personnage, le spectateur découvre comment les rebelles (ici, les franquistes) ont tenté d’attirer les intellectuels à leur cause. Le romancier regretta par la suite son manque de discernement : il souffrit lui-même des évènements tragiques qui suivirent, puisque plusieurs de ses amis lettrés furent exécutés arbitrairement.

Retrouver la mémoire

L’Espagne ne s’est dotée qu’il y a quelques années d’instruments de mémoire autour de ce conflit. Ils ont fait de la guerre et de sa mémoire un enjeu à la fois politique et idéologique, où s’affrontent nostalgiques de Franco et opposants à la dictature. En décembre 2007, une loi de mémoire historique est adoptée sous le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero, qui institutionnalise la réparation des crimes et des victimes de la guerre et de la dictature. Cette avancée législative vient répondre à la loi d’Amnistie de 1977, souvent évoquée comme le Pacte de silence ou le Pacte d’oubli, qui écartait toute poursuite des crimes franquistes.

En réalisant ce film, Amenábar participe à l’écriture de l’histoire de cette mémoire, et tente d’éclairer le rapport compliqué qu’entretient le pays face à cette période de son histoire. Au cours des vingt dernières années, d’autres créations, littéraires ou cinématographiques ont contribué avant lui à ce travail de mémoire : La voz dormida de Dulce Chacón, El silencio de otros de Almudena Carracedo & Robert Bahar en 2019, ou Soldados de Salamina de David Trueba en 2003, adaptation de l’œuvre littéraire de Javier Cercas, de 2001. Ces œuvres reconstruisent une mémoire confisquée par le pacte de l’oubli.

Aujourd’hui, l’Espagne est engagée dans une lutte mémorielle et dans une lutte contre la « démémoire », un terme que l’on doit à la journaliste espagnole Pilar Urbano pour évoquer l’oubli, la déformation et les abus de la mémoire face à la guerre d’Espagne et ses lendemains.

Le titre original du film, « Tant que durera la guerre » (« Mientras dure la guerra »), fait référence à un document franquiste, de 1936, qui cédait tous les pouvoirs, uniquement le temps du conflit, au général Franco – qui resta finalement à la tête du pays jusqu’en 1975. L’expression est en réalité très symbolique du conflit qui se poursuit en Espagne autour de l’enjeu mémoriel.

Comme un avertissement

Le film surgit en effet dans le contexte de la récente polémique autour de l’exhumation de Franco ordonnée par le gouvernement socialiste de Pedro Sánchez. Les restes du dictateur, jusqu’ici enterrés dans un mausolée près de Madrid ont été déplacés le 24 octobre 2019 dans le cimetière où est inhumée son épouse. Une décision perçue comme une profanation de la part des fidèles franquistes et du parti d’extrême droite Vox.

Pour le réalisateur, le film parle davantage du présent que du passé. dans une interview, Alejandro Amenábar déplore « que nous ne comprenions toujours rien, que nous soyons en guerre en permanence ». Le fascisme qui avait déchiré l’Europe du début du XXe siècle, trouve peut-être un écho dans la montée en puissance des extrémistes de droite, troisième force politique espagnole depuis les élections législatives de novembre 2019. Le réalisateur entend bien donner matière à réflexion aux spectateurs, et en particulier aux Espagnols, sur les menaces portées par cette résurgence d’extrémisme.

Le dialogue sourd qui domine largement dans le film entre les militaires et l’écrivain Unamuno, l’opposition entre les armes et les lettres, l’opposition entre deux Espagne qui ne s’entendent pas illustrent parfaitement le cheminement vers l’exacerbation d’une situation qui aboutit en ce conflit fratricide, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Le message d’écoute attentive et de dialogue nécessaire comme celui d’Unamuno avec son ami Salvador Vila devrait être alors l’exemple à suivre…

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