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D’après une expérience, il existe des moyens simples et peu onéreux pour inciter les travailleurs à se tourner vers des formes douces de mobilité. Rda Suisse / Flickr, CC BY-NC-ND

Des incitations douces pour une mobilité plus douce ?

Selon les données du GIEC publiées le 4 avril 2022, le secteur des transports pèse pour 15 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, un chiffre qui ne tient pas compte des émissions indirectes liées à la production des énergies qui les font avancer. En France, les voitures particulières constituent le principal contributeur du secteur qui représente 32 % des émissions totales du pays.

Elles demeurent encore le mode de déplacement dominant. Dans l’Hexagone, les trajets ainsi effectués représentaient 72 % de la mobilité domicile-travail en 2020, dernières données de l’Insee disponibles, tandis que les transports en commun ne comptaient que pour 15 %. Les sondages ne donnent pas des chiffres très différents pour 2023. La voiture reste le moyen privilégié, même sur des distances très courtes et inférieures à cinq kilomètres.

Les investissements dans le secteur vont croissants en Europe, bien que la modernisation des infrastructures, ferroviaires notamment, reste en retard en France. Même à un niveau plus satisfaisant, ces efforts ne suffiraient pas sans des changements comportementaux significatifs dans la mobilité individuelle. Les décideurs publics peuvent-ils aussi concevoir des instruments incitant à se déplacer autrement ? Dans un article récent, nous montrons que l’utilisation de « nudges », de petits « coups de pouce », peut permettre de réduire significativement l’utilisation de la voiture particulière dans les trajets domicile-travail des Français.

Tout n’est pas qu’affaire de contrainte financière

Des nudges plutôt que des taxes ou subventions ? L’efficacité de pareilles incitations monétaires pour orienter les comportements fait aujourd’hui débat. En théorie, ces instruments peuvent guider les individus rationnels vers un comportement moins polluant grâce à des « signaux de prix ». Cependant, dans la pratique, de nombreux gouvernements n’ont pas réussi à mettre en œuvre des instruments monétaires tels que la taxe carbone en raison d’un manque d’acceptabilité publique de ces politiques.

L’économie comportementale remet elle aussi en question l’efficacité de ces mécanismes. Elle souligne notamment la puissance des motivations intrinsèques des individus au-delà de simples considérations financières : adopter un comportement car on lui donne du sens.

Il faut enfin composer avec les biais cognitifs identifiés par les psychologues Daniel Kahneman (« Nobel » d’économie en 2002) et Amos Tversky à la fin des années 1970. Leurs travaux décrivent le décalage entre les informations entrant dans le cerveau humain et leur interprétation, ainsi que leur transformation en comportement. Ils expliquent pourquoi l’individu n’adopte pas systématiquement un comportement rationnel bien qu’il soit, par exemple, conscient des risques pour sa santé liés à la pollution. Ces biais empêchent les individus d’opter pour des comportements optimaux et réfléchis, et appellent des instruments afin de rectifier le cadre de prise de décision.

Ces interventions comportementales sont connues sous le nom de « nudges », traduits par « coups de pouce », une action extérieure qui modifie la perception des individus, ayant pour conséquence de les inciter à changer leurs comportements ou à faire certains choix attendus par le concepteur. Et ce sans les mettre sous contrainte, obligation ni menace de sanction. Ce sont d’autres « Nobel » d’économie, Richar Thaler et Cass Sunstein qui les ont mis en avant dans un ouvrage de 2008 désormais célèbre.

Un nudge peut également viser à activer les normes sociales de comportement, en informant les individus de ce que la plupart des autres personnes choisissent dans la même situation. Il pourrait également être une manière de communiquer aux individus ce que la majorité approuve ou désapprouve.

Une application test

Puisant dans toute cette littérature, nous avons mené une expérimentation de terrain auprès de 845 employés de 89 entreprises dans la région Hauts-de-France sur une période d’un an, entre octobre 2020 et octobre 2021. Nous avons créé une application permettant aux salariés de renseigner de manière quotidienne leur mode de déplacement domicile-travail grâce à laquelle six instruments ont été testés.

Premier instrument, les employés au sein d’une entreprise pouvaient se lancer des défis, via l’application, en matière de mobilité. À la fin de chaque semaine, chaque participant recevait son classement individuel par rapport à ses collègues. Un autre consistait en un changement de présentation sur la disponibilité des transports au sein de chaque entreprise à l’aide d’installations visuelles graphiques. Un troisième instrument impliquait une incitation financière de 20 euros pour les individus qui modifiaient leur comportement.

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Un autre encore visait à mettre évidence les risques en termes de santé, de temps ou d’argent associés à la poursuite du comportement des individus. Il pouvait aussi s’agir d’activer des normes morales en mettant en avant les effets négatifs de l’utilisation de véhicules polluants sur le réchauffement climatique. Pour ces deux instruments, un message et un visuel étaient envoyés, via l’application, chaque lundi. Enfin, une combinaison des deux précédents a aussi été testée.

Le tout s’est fait de manière aléatoire. Un groupe de contrôle, ne recevant aucune intervention, a également été suivi.

Des effets rapides et persistants

Comparaison sociale, changement de présentation, incitation financière, risque de perte, appel moral… Sur quelle corde s’avère-t-il plus efficace de jouer ?

Il semble qu’il s’agisse de celle mettant en avant les risques pour la santé et le temps liés au mode de transport. Ce type d’incitation réduit significativement la proportion de véhicules polluants dans les déplacements hebdomadaires des actifs, encourageant ainsi un changement modal en faveur du vélo et des transports en commun. L’effet du nudge est rapide, observable dès deux semaines, et persistant dans le temps. Un an après le début de l’expérience et deux mois après l’arrêt de la réception des messages, les individus ne sont pas revenus à leur mode de transport initial. Le nudge « appel moral » s’est aussi avéré pertinent mais favorise exclusivement le déplacement à vélo.

Voilà de quoi aiguiller les décideurs publics vers ce type d’incitations, d’autant qu’elles sont faciles à mettre en place et peu coûteuses.

L’effet des différents instruments reste néanmoins fortement influencé par la distance. Dans notre étude, lorsque la distance entre le domicile et le lieu de travail dépasse 12 kilomètres, l’impact des nudges semble diminuer de manière significative. Or, la distance moyenne entre le domicile des employés et leur lieu de travail en France est de 13,3 km selon une enquête menée en 2019 par le service statistique du ministère en charge du logement.

Les incitations de type aversion au risque et appel moral restent ainsi susceptibles d’influencer de manière significative une part importante de la population française. Toutefois, au-delà de ce seuil, il sera opportun pour les décideurs publics de considérer d’autres instruments complémentaires.

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