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Deux siècles de Grand Jeu géopolitique pour les grandes puissances

Un régiment d'infanterie britannique attaqué par des Afgans au pied d'une montagne.
« The Last Stand », de William Barnes Wollen (1898), dépeint Le 44e régiment d’infanterie britannique attaqué par les Afghans lors de la bataille de Gandamak, en Afghanistan, en 1842. Getty - DeAgostini, CC BY

L’expression « Grand Jeu », popularisée par Rudyard Kipling, désignait au XIXe siècle la rivalité coloniale et diplomatique qui mettait aux prises, au Caucase et en Asie centrale, l’Angleterre victorienne et la Russie tsariste – avec, au centre de l’échiquier, l’Afghanistan, « cimetière des empires ». Cette notion est encore souvent employée de nos jours pour décrire les complexes manœuvres auxquelles se livrent, dans cette même région, les puissances actuelles – qu’il s’agisse de la Russie désormais poutinienne, de la Chine ou encore des États-Unis.

Dans son nouvel ouvrage, « Sur l’Échiquier du Grand Jeu », qui paraît aux Éditions Nouveau Monde ce 6 septembre, et dont nous vous présentons ici un extrait, Taline Ter Minassian, professeure d’histoire de la Russie et du Caucase à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), retrace deux cents ans de cette partie géopolitique aux règles et aux limites sans cesse fluctuantes.


« Quand tout le monde est mort, le Grand Jeu est terminé. Pas avant. Écoute-moi jusqu’à la fin… » Le lecteur de Kim, le roman de Kipling, aura compris que l’histoire du Grand Jeu, commandée par une fatalité géopolitique implacable, n’a pas de fin. Tout comme la guerre froide, le Grand Jeu se nourrit d’espaces de confrontations réels, mais aussi de référents symboliques porteurs de mythes et

de mythologies.

Le Grand Jeu, qui fut initié au début du XIXe siècle par l’immense problème de la défense de l’Inde britannique « le plus loin possible et avec le moins de moyens possible », s’est perpétuellement modifié depuis lors, déplaçant le champ des tensions sur un échiquier toujours plus vaste entre des joueurs plus nombreux. Deux siècles de voyages intrépides, de sombres intrigues nouées dans le bazar de Tabriz ou de Boukhara, d’embuscades et de hauts faits dans les rocailles du Waziristan ont abouti à des centaines de milliers de morts au cours de cinq guerres successives en Afghanistan, perdues par la Grande Bretagne, l’URSS et les États-Unis.

Pour échapper au vertige du décompte des morts, on est tenté de se réfugier dans le temps de l’innocence qui fut aussi celui de l’ignorance. On songe à William Moorcroft et à ses dix mille pages d’archives dormant dans les fonds de l’India Office, couvertes d’une écriture fiévreuse chamboulée par le balancement cadencé de sa monture, yak ou chameau. Ce détail émouvant contient toute la puissance d’évocation du Grand Jeu. En 1974, dans un village des fins fonds de l’Hindou Kouch, Garry Alder a rencontré un beau vieillard aux traits classiques dont le père se souvenait avoir entendu dire qu’un certain petit docteur anglais passant par là avait rendu la vue à des aveugles. Dans ces vallées reculées où il pratiquait, on s’en souvient, l’opération de la cataracte, Moorcroft était tout simplement devenu un dieu.

L’histoire du nouveau Grand Jeu depuis les années 1990 pourrait être le sujet d’un livre entier. Depuis la chute de l’Union soviétique, le terme s’est répandu au point de devenir banal, dans un océan de références, d’articles et d’expertises diverses à propos des tensions et des enjeux politiques et économiques de l’Asie centrale et du Caucase du Sud. Une fois encore, la notion a suscité une certaine réserve dans le milieu académique anglo-saxon, les tensions géopolitiques actuelles ayant été jugées au cours des années 2000 d’une nature très différente, notamment au plan économique, de celles du Grand Jeu classique.

Un autre argument avancé serait l’absence manifeste d’un dessein occidental affiché face à l’atavisme impérialiste de la Russie ou de la Chine. D’où le doute.

Le nouveau Grand Jeu existe-t-il seulement ? Formule simplement séduisante, label destiné aux gros titres, le nouveau Grand Jeu ne serait pas un concept « dur » rigoureusement élaboré. Selon ses détracteurs, il ne serait que l’analogie fautive du Grand Jeu classique (dont l’existence au passage est ainsi admise) et le produit d’une sur-interprétation romantique d’une époque révolue. Or le Grand Jeu, ancien comme nouveau, est essentiellement une métaphore performative des tensions géopolitiques et non une grille de lecture des relations internationales au sens strict.

Elle implique souvent, comme on l’a vu, la capacité d’initiative d’agents isolés qui s’aventurent vers le cœur de l’échiquier. « La Grande Bretagne recommence le Grand Jeu », titrait en 2020 une revue russe de stratégie à propos de la nomination du nouveau patron du MI6, Richard Moore. Suggérant le rôle que la Grande-Bretagne aurait pu jouer auprès de la Turquie lors du déclenchement de la seconde guerre du Karabagh (27 septembre-10 novembre 2020), l’article s’attarde sur le profil de ce diplomate diplômé de l’Université d’Oxford, parlant couramment le turc et réputé proche de Recep Tayyip Erdoğan.

« L’impression grandit que “l’Anglaise” a lancé un nouveau Grand Jeu qui ne se limitera pas au Caucase […]. La géographie des questions qui ont été discutées lors de la visite de Moore à Ankara reflète de manière assez significative les plans grandioses de l’alliance anglo-turque. Et nous n’avons pas encore mentionné l’Ukraine dont le président, après avoir rencontré le même Moore, s’est rendu auprès d’Erdoğan et en Asie centrale. »

D’empoisonnements en disparitions mystérieuses d’oligarques ou d’anciennes taupes, en opérations de cyberguerre et en piratage divers, sans parler des expertises publiques des services secrets britanniques à propos des fiascos militaires russes en Ukraine, les exemples de la guerre anglo-russe des services secrets ont abondé au cours des deux dernières décennies en Europe comme sur le territoire du Grand Jeu.

Sur le terrain, les tensions géopolitiques ont été récurrentes jusqu’à atteindre le point d’incandescence du 24 février 2022, jour du lancement de « l’opération militaire spéciale » en Ukraine. Si les frictions se manifestent sur l’échiquier classique, elles débordent de beaucoup de celui-ci, sur un arc de confrontation courant de l’Ukraine au Caucase, opposant désormais la Russie à l’« Occident collectif ».

Depuis 2008, la Russie a mené ou est intervenue dans plusieurs guerres : Géorgie (7-16 août 2008), Syrie (30 septembre 2015), conclusion d’un cessez-le-feu au Haut-Karabagh (10 novembre 2020) se soldant par l’envoi d’une force de maintien de la paix et, depuis le 24 février 2022, l’intervention militaire massive, menée simultanément sur six fronts, en Ukraine.

Le constat s’impose : depuis 2008, « l’arc des crises », notion héritée du fameux Rimland des théoriciens de la géopolitique, s’est transformé, à l’issue d’une implacable montée en tensions, en un « arc de confrontation » directe avec l’OTAN et le camp occidental. Si l’on admet l’existence d’un nouveau Grand Jeu, son champ géographique s’est considérablement élargi, de l’Asie centrale, soit des « Balkans de l’Eurasie » selon la célèbre formule de Zbigniew Brzezinski, jusqu’aux rives ukrainiennes de la mer Noire. Mais une constante s’impose : l’effondrement de l’URSS a laissé dans le voisinage de la Fédération de Russie une vacuité où se sont engouffrés les jeux d’influences politiques, économiques, de hard et soft power.

Comme au début du XIXe siècle, l’Asie centrale est devenue, au début du XXIe siècle, le « ventre mou » de la Russie. Réalité ou métaphore, le nouveau Grand Jeu se déploie sur une multitude de théâtres. Citons pêle-mêle la guerre des tubes d’un « Pipelinistan » étendu de l’Asie centrale au Caucase jusqu’à la Baltique. L’enquête sur le sabotage le 26 septembre 2022 des gazoducs Nord-Stream 1 et 2 n’a abouti à aucune conclusion probante sur la responsabilité de la Russie, selon le Washington Post. De son côté, le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov ne s’est pas privé de mettre en cause les services secrets britanniques en déclarant que « nos services de renseignement disposent de preuves suggérant que l’attaque a été dirigée et coordonnée par des spécialistes militaires britanniques ».

De « nouvelles routes de la soie » dans le cadre de la Belt and Road Initiative (BRI) jusqu’au projet de corridor économique entre la Chine et le Pakistan (CPEC), de Gwadar à Kachgar à travers le massif himalayen, la Chine est devenue la puissance montante sur l’échiquier du nouveau Grand Jeu, suscitant, côté russe, le fameux « pivot vers l’Est ». Le tournant russe vers l’Asie est en effet une politique de diversification économique et diplomatique en direction de la Chine. Préconisée de longue date par Moscou, cette bascule devrait permettre à la Russie de profiter du dynamisme de l’économie chinoise tout en coupant les ponts avec l’Europe, dans le contexte des sanctions consécutives à la guerre menée par la Russie en Ukraine.

Conservées au Texas, les archives de George Crile montrent qu’à la veille de sa mort, il travaillait à un nouveau projet de livre, la suite de My Enemy’s Enemy (ou Charlie Wilson’s War). Bombardements américains en Afghanistan et au Soudan, talibans au Pakistan et en Afghanistan, Ben Laden, Charlie Wilson, Gust Avrakotos, Milt Bearden… les titres des dossiers de travail sont très évocateurs du projet que George Crile était sur le point d’entreprendre.

Ce texte est issu du livre « Sur l’Échiquier du Grand Jeu », de Taline Ter Minassian. Fourni par l'auteur

« Comme dans Charlie Wilson’s War, on y trouvera le récit de faits jusqu’ici non documentés, révélant des lieux exotiques et improbables et une histoire secrète qui a conduit aux défis auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. […] Il permettra au lecteur de saisir les mystères profondément troublants qui entourent la confrontation toujours plus dangereuse de l’Amérique avec l’Islam », écrit-il dans ses notes préparatoires. Les années qui suivirent les attentats du 11 Septembre livrèrent en effet le spectacle dégrisant des séquelles de l’alliance désastreuse de la CIA et du djihad en Afghanistan.

La traque puis l’assaut héliporté du complexe fortifié d’Oussama Ben Laden à Abbottabad au Pakistan le 2 mai 2011, suivi en direct par Barack Obama et ses conseillers depuis la Maison Blanche, fut une réussite spectaculaire sans lendemains. La ville d’Abbottabad où Ben Laden avait trouvé refuge est située sur l’une des « nouvelles routes de la soie ».

Elle est désormais desservie par l’autoroute Hazara construite par les Chinois, dont les six voies serpentent entre les montagnes au nord d’Islamabad. Le projet de corridor économique entre la Chine et le Pakistan (CPEC) est présenté au Pakistan comme « l’événement qui change la donne » (game changer) dans le nouveau Grand Jeu. Les images de la chute annoncée de Kaboul et du retrait chaotique des Américains le 30 août 2021, au terme de la plus longue guerre jamais engagée par les États-Unis, ont fait le tour du monde. Et le monde déplora l’abandon de l’Afghanistan, retombé aux mains des talibans. Kaboul désertée par les ambassades occidentales est depuis lors investie par la « diplomatie silencieuse » et singulièrement pragmatique du Kremlin. Une nouvelle partie du nouveau Grand Jeu a d’ores et déjà commencé.

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