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Donald Trump: sentir le grisou au Jeu de Paume

« Patriot » série « Airborne », 2002. Dennis Adams, C-Print contrecollé sur aluminium. Prêt du Centre national des Arts Plastiques, Paris. Dennis Adams, CNAP, Galerie Gabrielle Maubrie

Au Jeu de Paume, le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman a conçu une exposition qui, à l’inverse de celle de Michel Houellebecq au Palais de Tokyo, met en scène non pas la soumission, mais l’insoumission.

Parmi l’un des nombreux livres écrits par le philosophe, un ouvrage au titre intriguant : Sentir le grisou. Comment sentir un gaz qui précisément ne sent rien ? Là est l’intrigue. Ce que cherche Didi-Huberman, c’est de répondre à la question : comment voir venir la catastrophe lorsque l’on ne voit rien venir ? Pire, comment voir venir une catastrophe qui est elle-même cachée par une autre catastrophe ?

Pour les mineurs qui extrayaient le charbon au fond de la mine, la question n’avait rien de philosophique ; le grisou était source de catastrophes meurtrières. Didi-Huberman en établit la liste dans son livre. Les mineurs emmenaient au fond des puits des canaris dont le plumage gonflait en présence d’une forte concentration de grisou. L’oisillon devenait alors une sorte d’avertisseur d’incendie. Aujourd’hui, les puits de mine de charbon sont définitivement fermés, mais le grisou sans odeur est toujours là, un grisou que personne ne sent. Vient alors la métaphore.

Celui qui sent la catastrophe sans odeur

La rabbia (1963).

L’artiste ne serait-il pas celui qui sent le grisou bien avant tout le monde ? Si ces artistes nous avertissent des catastrophes à venir, encore faut-il regarder leurs œuvres comme ces canaris dont il faut voir le plumage se gonfler. Dans son livre, Didi-Huberman file cette métaphore en regardant La Rabbia, (La Rage) film poético-politique de Pasolini sur l’Italie des années 60.

Venant d’assister en direct à l’élection de Donald Trump après un séjour aux USA, j’ai associé librement ce film de Pasolini à Roger and Me, film que j’avais vu peu après sa sortie il y a 25 ans, en fait premier film d’un très jeune cinéaste totalement inconnu à l’époque, Michael Moore.

Le film de Pasolini n’a évidemment rien à voir avec celui de Michael Moore dans sa forme poétique, mais en reprenant l’idée de Didi-Huberman à savoir qu’une catastrophe peut en cacher une autre, je découvre en re-regardant Roger and Me 25 ans après, que la catastrophe de la désindustrialisation de la région des Grands Lacs (rust belt) cachait hier ce qui allait arriver aujourd’hui.

Ce film racontait l’histoire du père de Michael Moore, ouvrier de l’automobile travaillant depuis 33 ans sur une chaîne de montage de General Motors à Flint, ville moyenne au bord des Grands Lacs. La famille du jeune Moore vivait plutôt bien dans l’insouciance du rêve américain et sous le regard bienveillant de cette grande entreprise de construction automobile avec ses Buick et ses Cadillac. Toute la famille de Moore travaillait pour General Motors.

La rage monte à Flint, Michigan

Roger and Me (1989).

Puis, coup de tonnerre. Roger Smith, le chief executive officer (CEO) de GM, décide de délocaliser au Mexique onze usines situées à Flint (dont l’usine de fabrication de bougies où travaillait le père de Moore), ce qui entraîna mécaniquement le licenciement de 30 000 ouvriers et la dévitalisation de cette petite ville du Michigan. Le jeune Moore va à Detroit pour rencontrer Roger mais il n’aura jamais accès au dernier étage de la tour du siège social.

Le fils ne pourra donc pas demander à Roger, ce fat cat, de venir à Flint rencontrer son père et oser le regarder les yeux dans les yeux. Le cinéaste sera évacué du hall par des gardes qui lui interdisent l’entrée dans l’entreprise. Propriété privée, défense d’entrée. Le jeune cinéaste découvre que l’entreprise appartient à ses actionnaires et non aux salariés et que ce sont les propriétaires de GM qui décident, que cela plaise ou non aux salariés qui travaillent chez et pour GM.

Ce film nous mettait en fait sur la piste du vote des électeurs de l’État du Michigan si les responsables politiques ne comprenaient pas ce que les ouvriers et les habitants de Flint voulaient leur dire. Ce film raconte, en creux, la fin du rêve américain, ce temps où les grandes entreprises assuraient l’emploi à vie et assuraient le bien-être de leurs ouvriers en leur procurant un statut social et une retraite. Cette protection sociale était un peu leur propriété, welfare corporation.

Ce film annonçait en fait le déclassement à venir de la classe moyenne que constituaient ces blue-collars, fiers de leur entreprise et de leur pays.

Les oubliés

Nous y sommes aujourd’hui avec une désagrégation sociale qui se traduit sur le plan politique par une montée de l’électorat populaire qui exprime sans retenue sa rage (rabbia) contre « le système » et les élites qui savent nager dans le marécage de Capitol Hill.

La rage de tout mettre cul par-dessus bord, la joie de renverser la table politique soigneusement dressée selon des codes sociaux perçus comme arrogants, sans trop s’interroger sur les conséquences futures de leur vote. D’abord, assécher le marais.

Il fallait comprendre ce film comme le désespoir à venir des oubliés (forgotten men), ceux qui ont perdu tout support pour s’accrocher quelque part dans une société qui se fragmente sous leurs yeux entre ceux qui vivent dans l’excès et ceux qui vivent dans le manque.

Roger Smith, CEO de General Motors.

Le sociologue Robert Castel avance l’idée d’un individu par défaut qui s’oppose à un individu par excès pour donner sens à cette tension sociale. L’artiste finalement nous disait que la catastrophe était proche, se gardant bien de nous donner des solutions pour éviter l’incendie.

Ce film n’était pas un documentaire de plus sur la classe ouvrière, mais plutôt le cri d’un jeune artiste insoumis qui voyait que la catastrophe, celle de la désindustrialisation brutale de sa ville natale, cachait une autre catastrophe à venir, un artiste qui sentait le grisou de l’histoire. Ce 8 novembre 2016 sera cette catastrophe sociale, politique, économique, culturelle : l’élection de Donald Trump.

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