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Droit de la concurrence : l’arrêt Intel marque-t-il une rupture ?

En 2022, l’amende de plus d’un milliard d’euros infligée au géant américain Intel pour pratiques anticoncurrentielles a été annulée. Justin Sullivan / AFP

L’annulation d’une décision de la Commission par le tribunal de l’Union européenne sur la base de la non-prise en considération de l’ensemble des circonstances de l’espèce ne devrait pas a priori intéresser les lecteurs, sauf ceux qui se passionnent pour le droit processuel de l’UE.

Cependant, un tel arrêt peut revêtir des dimensions remarquables, comme en ont témoigné les nombreuses réactions à la diffusion du communiqué de presse du 26 janvier 2022 relatif à l’annulation d’une décision sanctionnant Intel, géant américain de semi-conducteurs, et lui imposant une amende de plus d’un milliard d’euros, pour abus de position dominante.

Premièrement, l’affaire est une des grandes sagas du droit de la concurrence européen. La plainte a été initialement déposée en octobre 2000. La procédure a été ouverte en 2004. La décision rendue en mai 2009. C’est bien cette décision rendue il y a 13 ans qui a été annulée, liée à une plainte déposée il y a 22 ans pour des pratiques ayant débuté en 1997 (25 ans donc). Cette décision représentait en outre un record en matière d’amende pour un abus de position dominante : il faudra attendre les sanctions pour pratiques anticoncurrentielles concernant Google en 2017, 2018 et 2019 pour voir ce record battu.

Pourquoi, une décision de 2009 est-elle annulée en 2022 ? L’explication est le deuxième intérêt de l’affaire. Le tribunal, qui vient d’annuler la décision l’avait pourtant confirmée en appel en 2014 ! L’explication est à rechercher dans un arrêt de la Cour de Justice, laquelle est intervenue en cassation en 2017. Celle-ci se basait sur un argument central : le tribunal n’avait pas examiné les effets des rabais mis en cause pour caractériser l’éviction anticoncurrentielle d’AMD, également fabricant américain de semi-conducteurs, par Intel. C’est sur la base de cette évaluation que le tribunal annule la décision.

Techniquement, l’annulation repose sur un point de droit : c’est une question de procès équitable, d’attribution de la charge de la preuve et de son standard (c’est-à-dire de son degré d’exigence). La forme que prend un rabais de fidélité accordé par une entreprise dominante (même s’il conduit à une quasi-exclusivité) ne suffit pas à entraîner une sanction pour pratiques anticoncurrentielles : il faut démontrer l’existence d’un effet anticoncurrentiel.

Approche par les effets

Or, la Commission a, selon le tribunal, qui a repris en 2022 des tests qu’il n’avait pas contrôlés en 2014, n’a pas répondu à cette exigence et a commis des erreurs viciant son analyse. Ainsi, le tribunal réhabilite l’approche plus économique ou approche par les effets que la Commission défendait… en 2009 (au travers d’une communication sur ses orientations en matière d’application de l’article 82 (actuel article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, ou TFUE) aux abus d’éviction mis en œuvre par des entreprises dominantes). C’est un autre point qui explique le retentissement qu’a eu l’annulation de la décision de la Commission. L’approche par les effets conduit à sanctionner une pratique si et seulement si son effet sur le bien-être du consommateur est négatif.

Ce critère a été vivement critiqué ces dernières années. Les difficultés liées à son application conduiraient à une sous-application des règles de concurrence, à tolérer des pratiques permettant des opérateurs dominants à infliger des dommages irréversibles à la concurrence. Bref, elles conduiraient à un biais pro-défendeur.

Ces effets sont souvent mis en avant pour expliquer une application insuffisante des règles de concurrence aux États-Unis. C’est l’une des causes du phénomène que l’économiste français Thomas Philippon a appelé The great reversal, how America gave up on free markets (le grand renversement, comment l’Amérique a renoncé à la liberté des marches). Ce phénomène a été longtemps dénoncé par les juristes américains Lina Khan ou Tim Wu… avant que ces derniers accèdent au printemps 2021 respectivement à la tête de la FTC (Federal Trade Commission, le régulateur américain de la concurrence) et à un poste de conseiller économique du président Joe Biden.

En effet, cette approche est battue en brèche depuis l’alternance de 2021. Dans le même temps, l’exemple européen a inspiré de nombreuses propositions de réformes du droit de la concurrence américain, tant au niveau de l’État fédéral (le rapport bipartisan de la Chambre des Représentants en octobre 2020) qu’au niveau des États fédérés (projets en 2021, d’introduire un abus de position dominante dans la loi antitrust de l’État de New York ou de réguler les plates-formes comme des industries de réseaux dans l’État de l’Ohio).

Doit-on conclure que l’arrêt Intel marque une rupture ? Annonce-t-elle un retour des juridictions européennes à des outils aujourd’hui objets de très vifs débats et de critiques acerbes aux États-Unis ?

L’enjeu est de taille car l’arrêt peut être lu comme un premier coup d’arrêt donné une politique bien plus vaste : celle de la régulation concurrentielle des Big Tech. Le Digital Markets Act est en cours d’adoption (il a été proposé en décembre 2020 par la Commission) et constitue une volonté d’encadrer les firmes en question par des règles ex ante et non par l’activation des règles de concurrence ex post.

Une dynamique remise en cause ?

De la même façon, le tribunal a confirmé en novembre 2020 la décision de la Commission concernant l’abus de position dominante de Google Shopping de 2017. Or, cet arrêt vient de faire l’objet d’un recours devant la Cour de justice de l’Union européenne. Sachant que le recours de Google repose sur un défaut argué de démonstration des effets des pratiques qui lui sont reprochées, l’enjeu est de taille. Il l’est d’autant plus que le tribunal va rendre possiblement un arrêt en 2022 sur la décision Google Android de 2018, décision dans laquelle encore la question des effets est au cœur du recours.

Cette décision pourrait donc remettre en cause la dynamique initiée par l’UE… à un moment où les efforts américains apparaissent comme conditionnés au résultat des midterms, les élections législatives de mi-mandat, de novembre 2022 qui pourraient faire perdre le Sénat aux démocrates.

Doit adopter une telle vision ? Cela n’est pas acquis, au moins pour trois raisons.

L’affaire Intel porte certes sur un géant de la Tech mais il s’agit d’une procédure basée sur une pratique anticoncurrentielle très classique, dont les précédents cas avaient été traités dans le domaine aérien et dans celui des pneumatiques. Nulle économie des plates-formes ou des algorithmes ici mais une affaire très classique de rabais de fidélité par lesquels un opérateur dominant peut évincer des concurrents de plus petite taille qui ne peuvent de ce fait y répondre.

En d’autres termes, AMD pourrait avoir été évincé parce que seul un opérateur dominant pouvait proposer de telles offres. Il ne pouvait répliquer les offres de l’opérateur dominant. Le Digital Markets Act européen, quant à lui, traite de questions autres : la contestabilité des marchés numériques structurés autour de grandes plates-formes et les distorsions de concurrence dans les écosystèmes numériques. Ce n’est pas du droit de la concurrence mais un instrument de réglementation des marchés numériques présenté comme complémentaires à celui-ci.

Ensuite, si l’arrêt Intel semble réhabiliter l’approche plus économique et si effectivement le Tribunal a noté des erreurs factuelles dans le raisonnement économique de la Commission, l’annulation de la décision s’est faite sur des questions de standards juridiques. Le tribunal ne dit pas que les rabais n’avaient pas d’effets anticoncurrentiels, mais que

« l’analyse de la Commission ne permet pas d’établir à suffisance de droit que les rabais litigieux étaient capables ou susceptibles d’avoir des effets anticoncurrentiels ».

En outre, il faut noter que les rabais n’étaient pas la seule pratique reprochée à Intel : il y avait aussi des restrictions non déguisées. Or, toute la décision a été annulée. Que doit-on conclure pour les autres pratiques ? Rappelons que selon le point 23 de la décision de 2009, la Commission avait reproché à Intel d’avoir :

« octroyé des paiements à Media Saturn Holding (MSH), le plus grand distributeur européen d’ordinateurs de bureau, à la condition que ce dernier vende exclusivement des PC équipés de processeurs Intel. Ces paiements sont d’effet équivalent aux rabais conditionnels accordés aux équipementiers informatiques ».

Ces pratiques sont-elles également concernées par la qualification d’incomplète appliquée par le Tribunal à l’analyse réalisée par la Commission ?

Enfin, il faut prendre en compte le fait que l’arrêt pourra faire l’objet d’un pourvoi en cassation (sur des points de droit) devant la Cour de Justice de l’Union européenne. Des questions pourront alors y être soulevées par la Commission.

Au final, l’arrêt du Tribunal est intéressant en plusieurs points. Il démontre l’importance dans les affaires de concurrence d’une analyse au cas par cas des pratiques concernées et la nécessité de considérer avec circonspection les agissements des entreprises dominantes. Si des stratégies visant à renforcer la concurrence leur sont ouvertes, des stratégies d’entraves doivent être sanctionnées. L’arrêt souligne ensuite le caractère déterminant des garanties légales en matière de respect de droit de la défense et de droit à un procès équitable. L’argumentaire central du tribunal ne porte pas sur la discussion du test économique – en l’espèce le test du « concurrent aussi efficace » – mais sur une question de standard de la preuve. Une présomption simple n’exonère pas la Commission d’une analyse des effets.

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