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des logos évoquant les différentes normes
Le statut des normes européennes. Que cela va-t-il changer dans les faits ? Shutterstock 19 Studio

Droit européen : nul n’est censé (désormais) ignorer les normes

La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) vient de décider d’une meilleure accessibilité de ce puissant mode de gouvernance que sont les normes techniques harmonisées. Mettons en contexte cette décision.

La normalisation technique du type « normes ISO » a pris une importance considérable, pas uniquement en termes de quantité de normes produites, mais également quant au champ d’application de la normalisation. Celui-ci couvre désormais aussi bien les marchandises, les services, l’environnement, voire les responsabilités sociales des entreprises (ISO 26000) ou la lutte contre la corruption (ISO 37000).


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Cette montée en puissance de la normalisation technique est également palpable au niveau de l’Union européenne (UE). En effet, la stratégie d’harmonisation « nouvelle approche », initiée dans les années 1980 par le président de la Commission européenne Jacques Delors, a placé la normalisation technique au cœur de la libre circulation des marchandises (le marquage « CE » que vous trouvez sur vos produits en témoigne) et a connu rapidement un succès manifeste. Ce succès fut ensuite étendu aux services et se retrouve aujourd’hui au cœur de la récente législation européenne sur l’intelligence artificielle (AI Act), qui oblige les services informatiques d’IA à respecter une série de normes techniques, par exemple en termes de sécurité des données personnelles.

3600 normes européennes harmonisées

La Commission estime que plus de 3 600 normes techniques du type « nouvelle approche » ont été développées au cours des 30 dernières années. On évalue que le volume des échanges couverts par les principaux secteurs auxquels s’appliquent ces normes dépasse les 1 500 milliards d’euros par an (soit 10 % du PIB européen). Ces normes européennes sont produites par des organismes privés de droit belge et français (Centre Européen de Normalisation, CENELEC et ETSI). Elles sont d’application volontaire et payante. Ces normes ne sont toutefois pas dénuées d’effets juridiques car leur respect entraîne une présomption de conformité à la législation existante. Et leur non-respect oblige le producteur soit à retirer le produit du marché intérieur soit à prouver par d’autres moyens techniques que les prescrits légaux sont respectés, ce qui s’avère bien souvent compliqué et ou très onéreux.

Jusqu’à un passé récent, ces normes volontaires et payantes prises par des organismes privés étaient considérées comme une forme d’autorégulation échappant à tout contrôle judiciaire. La Cour de justice de l’Union européenne a, dans l’arrêt James Elliott Construction mis fin à cet état de fait en 2016 en admettant que ces normes techniques produisaient des effets juridiques de sorte qu’elles faisaient « partie du droit de l’Union ».

Dans le sillage de cette décision, l’année suivante, deux organisations à but non lucratif, Public.Resource.org et Right to Know, dont la mission est de rendre la loi librement accessible à tous les citoyens, ont demandé à la Commission l’accès gratuit à quatre de ces normes harmonisées. La Commission a refusé de donner suite à cette demande d’accès non payant. Cette décision a été confirmée par le Tribunal de l’Union européenne dans un arrêt rendu le 14 juillet 2021

Ce 5 mars 2024, la CJUE, instance suprême de l’ordre juridique européen, renverse la décision et constate qu’un intérêt public supérieur justifie la divulgation des normes harmonisées en question. En d’autres termes, la Commission devra à l’avenir faire droit aux demandes d’accès gratuit des normes harmonisées.

Cette évolution jurisprudentielle vient chambouler le modèle de la normalisation technique. En effet, vu que ces normes se juridicisent et seront désormais gratuites, le mode de production et de financement de ces organismes de normalisation ainsi que le modèle de protection de la propriété intellectuelle doivent être repensés sans tarder. Cette évolution pourrait également être une occasion pour améliorer la légitimité de ces normes.

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Sur la base des chiffres communiqués par le CEN entre 2019 et 2022, une perte totale des recettes tirées de la vente représenterait une perte d’environ 11 % des 19 millions d’euros de recettes annuelles moyennes, soit environ 2 millions d’euros. Ce calcul a été effectué en faisant la moyenne des revenus déclarés comme revenus pour chaque année entre 2019 et 2022 dans le rapport annuel 2021 du CEN et dans le rapport annuel 2022 du CEN.

Gouvernés par les ingénieurs

Ce montant ne parait pas insurmontable à prendre en charge par la Commission qui devrait accompagner cette subsidiation par une réforme du système. Cette dernière aurait pour ambition de mieux impliquer les organisations de la société civile afin de garantir que les normes techniques qui touchent à des principes fondamentaux soient élaborées en tenant compte d’un éventail représentatif de points de vue. La Commission est la mieux équipée pour vérifier l’engagement réel de toutes les parties prenantes et pour s’assurer que les organismes de normalisation les ont bien pris en compte.

Face à l’envahissement du droit par les normes, on ne peut manquer de s’interroger sur la validité et la légitimité de ces dernières. Ces normes produites par des « ingénieurs » ne sont ni purement techniques, ni facultatives, ni neutres, elles sont de puissants modes de gouvernance qui produisent des effets politiques. Dès lors, ces normes ne doivent pas échapper à une procédure d’adoption démocratique et au respect de l’État de droit sous le contrôle du juge. Il incombe donc au triangle institutionnel, Parlement, Conseil, Commission, de cesser de fonder les politiques publiques européennes, qui ne sont pas essentiellement économiques, sur la normalisation technique.

L’exemple fourni au début de cette contribution concernant l’intelligence artificielle illustre cette tendance. Cette attitude donne l’impression que la normalisation technique est en réalité un lieu de production normative sur lequel les autorités publiques aiment à s’appuyer lorsqu’elles souhaitent éviter les contraintes des forums politiques. Bien que pragmatiquement compréhensible, cette manière de faire n’est pas juridiquement acceptable et les arrêts de la Cour vont clairement dans le sens d’un changement d’attitude de la part des décideurs publics.

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